Forteresse inaccessible




pour m'écrire








































































hier demain
Jeudi 29 novembre 2001

Il y a toujours dans chaque classe - et dans chaque groupe en général - un ou deux individus solitaires, qui restent à l'écart des autres, éloignés dans leur silence au premier ou au dernier rang. Ces personnes là, souvent, ont les yeux et les oreilles grands ouverts sur le monde, et ne cessent d'observer ce qui se passe autour d'elles pour faire venir un peu plus en elles ce monde extérieur dans lequel elles ne semblent tenir aucun rôle. Ce sont des personnes qui parlent peu, se contentant de répondre parfois du bout des lèvres lorsqu'on leur adresse la parole. Elles sont là, mais ne se font pas entendre. Elles ne sont présentes que par leur regard - regard attentif sur les détails que les autres ne voient pas. Leur voix reste muette. Elles ne pensent pas que le meilleur moyen de communiquer c'est de parler plus fort que les autres et d'attirer toutes les attentions sur elles.

Dans un conseil de classe, on déroule la liste des noms et derrière ces noms on ébauche en quelques mots des personnalités, des projets et des comportements. "Ah, lui, il ne peut pas tenir en place !, "Elle, elle fait beaucoup d'efforts pour s'en sortir, mais elle a du mal", "Elle, c'est clair, elle ne fout rien !". On parle comme si on savait quelle était la personnalité de ces élèves que l'on voit trois ou quatre heures par semaine, comme si l'on pouvait cerner un caractère aussi facilement que l'on dévisage une personne. Il y a les tempéraments forts, bruyants, directement compréhensibles. Dès la première semaine de cours, on les a remarqués et dès la seconde semaine, on connaît parfaitement la manière dont ils fonctionnent. Il y a des personnalités plus discrètes, qui mettent un peu plus de temps à se révéler. Il faut apprendre à discuter avec elles pour pouvoir les connaître, mais les premiers pas faits, la relation peut facilement s'installer, sans zone d'ombre. Et puis il y a les solitaires. Les profondément solitaires. Ceux qui ne disent rien. Ceux qui répondent à peine. Ceux qui restent enfermés dans leur monde, comme ayant construit une carapace de protection autour d'eux, pour se protéger d'ennemis invisibles. Aucune manoeuvre d'approche ne porte ses fruits avec eux. Ils restent, même au bout d'une année, des inconnus. Exactement comme au premier jour.

On est tombé sur un cas comme celui-ci, l'autre soir au conseil de classe. Alors que les profs étaient éloquents pour tous les autres élèves, quand le proviseur a prononcé le nom de celui-ci, un grand silence s'est fait. Personne n'avait rien à dire. Personne ne le connaissait. Personne n'avait cerné son caractère. C'était un silence pesant et étrange à la fois. Un silence mal à l'aise. J'avais l'impression que tout le monde se sentait embarrassé, presque pris par un sentiment de crainte, ou du moins de méfiance. Le silence fait peur bien plus que les mots. L'isolement - surtout s'il est voulu - inquiète bien plus que le chahut et les turbulences. Comme malgré tout, il fallait dire quelque chose sur cet élève, puis écrire une phrase sur le bulletin, un prof a fini par sortir un bon mot, se moquant de la réserve excessive de celui-ci. C'était une moquerie facile, une marque de reprise en main pour cacher la faiblesse et la gêne apparues l'instant plus tôt. Tout le monde a ri. Puis on est passé très vite au cas suivant.

Même moi, j'ai ri. Je le reconnais presque avec honte. J'ai ri, mais je n'ai pas pu oublié ce cas. Pas pu et pas voulu. Car il m'a semblé que cet élève, cela aurait pu être moi... que peut-être, cela avait été moi.

Le rire est souvent une lâcheté. Un moyen de ne pas regarder les choses en face et d'oublier. Car ce que pensait chacun des professeurs, c'est qu'il n'était pas normal que cet adolescent là ne parle à personne, qu'il devait nécessairement souffrir de sa solitude, qu'il y avait forcément quelque chose qui n'allait pas dans sa vie ou dans sa tête. Quelqu'un qui ne participe pas aux bruits du monde et qui ne cherche pas à faire parler de lui est vu avec méfiance. On en a peur. On sent qu'il n'est pas comme tout le monde et on ne sait comment se comporter avec lui. Tous les profs, ce soir là, étaient dans cette position d'incompréhension. Comme si cet élève avait une maladie incurable et dont on ne pouvait parler qu'avec malaise. Comme s'il était dangereux même, car au fond l'inconnu est le plus grand des dangers. Je sentais qu'à leurs yeux cet adolescent là aurait dû être comme les autres, et que, puisque ce n'était pas le cas, cette anormalité les gênait. Le rire, c'était un moyen de décharger l'atmosphère pesante.

Moi, j'ai souri avec les autres parce que je suis lâche. Mais en fait, je crois que je le comprenais, cet élève et que je le soutenais intérieurement. Pourquoi faudrait-il rentrer nécessairement dans la norme ? Pourquoi faudrait-il être obligatoirement comme les autres ? Pourquoi cet élève devrait-il se forcer à parler, à plaisanter, à communiquer, si ce n'est pas sa nature ? Pourquoi n'accepte-t-on pas les silences ? Pourquoi se méfie-t-on de ceux qui ne vont pas spontanément vers les autres ? Pourquoi pense-t-on qu'inévitablement ils ne vont pas bien puisqu'ils ne disent rien ?

Il y a des mondes inaccessibles. On ne peut les approcher qu'au prix de maints efforts et avec de la persévérance. Ce sont des îles protégées par des remparts de pierre, des fortifications invisibles mais présentes. Et pourtant ces mondes dissimulés sont parfois les plus forts, les plus violents, les plus profonds... les plus beaux, même, peut-être. Combien de fois ai-je eu la sensation d'être retenue sur une de ces îles ? Combien de fois ai-je regretté que personne ne fasse le voyage difficile jusqu'à ma terre inconnue, au lieu de ne tourner autour que de loin ?