On devait être à la fin du mois de juillet. Je ne sais plus. A force de vivre sans calendrier ni montre, on perd vite la notion du temps. Ce que je sais, c'est qu'un jour ressemblait à un autre jour - même soleil radieux dans le ciel, même tranquillité lumineuse dans le coeur. Toutes les journées coulaient doucement sans que l'une ne se détache des autres. Jusqu'à ce jour là. Après ce jour là, cela a été difficile de continuer à vivre sans penser, sans s'inquiéter, sans redouter.On avait passé l'après-midi à sauter d'un rocher à l'autre, dans le lit du Tavignano, petite rivière autour de Corte. On escaladait un petit peu sur les roches chauffées par le soleil, en maillot de bain et avec de vieilles baskets aux pieds. Quand le crapahutage devenait trop compliqué il se transformait en plongeon dans l'eau émeraude du torrent. Entre l'eau, la terre et les airs, le sentier n'était jamais droit, mais qu'importe. J'étais une marcheuse aquatique. Ou une nageuse terrienne. Comme on veut.
Le soir, en rentrant à la tente, je suis passée devant un téléphone. Je me suis dit qu'il fallait que je donne des nouvelles à ma famille tout de même. Les gens chez moi avaient un calendrier et une montre, même si moi je n'en avais pas. Quand j'ai eu ma mère au bout de fil, elle avait une voix un peu navrée. Elle m'a laissé raconter l'enthousiasme de mes vacances, retardant le moment de le tuer presque définitivement. Enfin, elle a fini par tout m'avouer : "J'ai une mauvaise nouvelle à t'annoncer. On est passé chez toi relever le courrier, comme tu nous avais demandé. Tu as reçu ton avis de mutation. Tu es envoyée à Veupasyalléville dès la rentrée, sur un poste à cheval sur deux lycées". Cette dernière phrase m'a fait l'effet d'une violente claque. J'étais loin de tout, entre le rêve et l'oubli, et voilà que la réalité venait me frapper de plein fouet. Et me frapper là où ça fait mal justement. Veupasyalléville, cela a toujours été la ville que je redoutais, celle où je ne voulais surtout pas être envoyée, celle que je m'amusais à charrier comme pour conjurer un sort que je refusais de m'imaginer si cruel.
Quand je suis revenue au camping, les autres ont tout de suite vu ma mine déconfite. Je leur ai dit : "là, ce soir, vous pouvez me faire faire n'importe quoi, je suis complètement anesthésiée". Mais mes copines n'ont pas essayé de profiter de la situation. M. m'a épluché ma part de melon, comme une vraie petite maman, et H. m'a convaincue que ce n'était pas si mal Veupasyallerville, que c'était pas loin de chez ses parents et qu'on pourrait aller faire des marches en forêt le week-end. Au bout de quelques jours, j'ai fini par ne plus être obsédée par cette mutation malchanceuse. Mais les premiers moments, j'y pensais tout le temps. La nouvelle revenait toujours en mémoire, dès que je me mettais à sourire à nouveau.
Dès mon retour de vacances, j'ai pris ma voiture et ai fait tous les kilomètres me séparant de Veupasyalléville. La ville est aussi laide que je le redoutais. A côté, Evaville semble une ville merveilleusement riche et animée. A Veupasyalléville, il n'y a qu'une petite librairie où deux ou trois livres de poche se battent en duel, un centre-ville si petit qu'on en a fait le tour en cinq minutes et des vieux qui vont promener leur chien sur les trottoirs recouverts de crottes. En visitant - sans résultat - des appartements, j'ai rencontré des tas de gens qui m'ont raconté comment leur destin les avait fait s'échouer dans ce trou. La décision d'élever ses enfants à l'écart de la vie parisienne pour cette dame de l'agence immobilière. La nécessité de suivre son mari en mutation dans la région pour cette autre dame. La continuité d'une enfance passée dans la ville pour cette jeune fille sympathique qui m'a décrit en riant les frasques de son prof de philo baba-cool dans le lycée où je vais officier. Cela m'a fait drôle de penser que la décision aveugle et aléatoire d'une administration allait m'amener à croiser le destin de ces gens là, de cette ville là. Je me suis vue dans un an, dans vingt ans, raconter moi aussi à de nouveaux arrivants comment et pourquoi j'avais découvert la région.
J'ai du mal à accepter la situation. Tout recommencer une nouvelle fois, après avoir péniblement réussi à faire sa place dans une ville. Abandonner les marques que je m'étais faites et difficilement avoir à en refaire d'autres. De nouveau affronter la solitude et l'éloignement. Encore une fois débarquer dans l'inconnu et se construire de nouvelles habitudes. Je cherche les points positifs de cette mutation. Je n'en ai pas trouvé pour l'instant. J'espère avoir la force d'embrayer un nouveau départ à nouveau.
P.S. : Désolée, il n'y a pas de photos récentes sur mon site en ce moment. Mon appareil photo numérique s'est inopinément cassé. On a beau dire que "le plastique, c'est fantastique", n'achetez jamais un appareil avec des pièces en plastique. C'est une vérité que j'apprends à mes dépens. C'est rageant de ne pas pouvoir prendre de photos en vacances !