Mardi 24 décembre 2002

Ce petit restau de la rue des Rosiers
J'aime bien les serveurs des restaurants quand on dîne ensemble tous les deux. J'ai l'impression qu'ils font partie de notre histoire et que leur regard est complice de nos confidences et de nos secrets. Nous sommes là, tous les deux, assis l'un face à l'autre, près d'une table à l'écart. Je vois ses yeux dans les miens et je cherche ses pieds sous la table. Rien ne compte vraiment d'autre que son regard qui m'envahit et ses mains chaudes qui remontent mes cuisses sous le jean. On pourrait être ailleurs, ça ne changerait rien. Il y aurait toujours cette magie de l'instant, cette impression qu'on pourrait être bien partout. Le décor qui nous entoure est là dans sa pure contingence : il aurait très bien pu être autre, étant donné qu'il aurait suffi pour cela que nous entrions dans un autre restaurant. Et pourtant, si arbitraire soit-il, il n'est jamais neutre. J'ai l'impression que notre histoire rejaillit en dehors de nous et qu'elle vient éclabousser de fines gouttes de désir tous les lieux que nous traversons ensemble. Nos duos sont des scènes que nous partageons avec des spectateurs discrets qui participent sans rien dire à notre communion. Tout se passe comme si l'amour se prolongeait à travers le silence des participants invisibles et lointains de nos tête-à-tête. Comme si peut-être j'avais besoin de sentir les regards extérieurs sur nous pour nous sentir exister dans la plus pure adéquation.

L'autre soir, nous étions là, tous les deux, dans un petit restaurant parisien. Nous étions descendus au métro Saint-Paul, en plein quartier du Marais. Un peu par hasard, comme ça, parce que c'était sur la ligne de métro. Je lui avais dit : "c'est le quartier préféré de ma copine S.." Je lui avais dit ça, comme si c'était une justification suffisante pour que nous allions là bas ce soir là. En marchant à peine, nous avions atterris rue des Rosiers. Il y avait des hommes très bruns dans la rue, avec de petits carrés de tissu sur le sommet du crâne. Sur les vitrines des restaurants il y avait marqué "cacher". Et dans les librairies, il y avait des bibles en hébreu. Nous nous serions déplacés dans "Rabbi Jacob" que l'ensemble de la scène n'aurait pas paru plus typique. Nous sommes entrés par hasard dans un restaurant. C'était le même hasard qui nous avait fait descendre dans ce quartier là de Paris qui nous a mené à franchir la porte de ce restaurant là. Ce n'est que plus tard, en lisant "gros becs" à la fin de la carte que nous nous sommes aperçus que c'était un restaurant québécois. Le Québec rue des Rosiers, c'était original, en un sens. Au début, il n'y avait que nous et un autre couple de Japonais dans la grande salle vide. Le serveur nous a apporté la carte. Il est revenu quelques minutes plus tard en disant : "nous sommes désolés, il n'y a plus ni saumon, ni crevettes, ni... c'est dimanche soir, vous comprenez". Il avait un léger accent que je n'arrivais pas à cerner. O. qui n'y connaît rien en géographie disait qu'il avait l'accent toulousain, moi je trouvais que sa façon de hacher les mots ressemblait plutôt à une musique alsacienne. Mes mains étaient dans les mains d'O. et quand le serveur venait apporter les plats sur la table, il nous obligeait à nous séparer. Il prenait alors un petit air mi gêné mi ironique et murmurait en souriant "pardon".

Bientôt, d'autres clients ont fini par arriver. Un homme seul, d'une quarantaine d'année, est venu s'asseoir à une table à côté de nous. C'était une table à trois couverts. Le serveur a enlevé les deux assiettes en trop. Quelques minutes plus tard, ce sont trois autres hommes, tous les cheveux coupés un peu ras, qui sont venus s'asseoir derrière nous. Un peu au même moment, j'ai vu qu'un autre couple d'hommes était entré. J'ai dit à O., en prenant un petit air ironique : "tu vois, la réputation du Marais n'est pas usurpée". Il aime bien me contredire, alors il a rétorqué que non, que ça devait juste être "des potes". Mais je lui ai dit que ce n'était pas une femme qu'on pouvait tromper sur ce point là. Et puis avant que nous sortions, un autre couple est arrivé et s'est assis juste à côté de nous. L'un des hommes avait un perfecto en cuir avec seulement un tee-shirt blanc dessous. Les deux hommes avaient des bracelets en cuir cloutés au poignet. J'avais envie de les remercier d'être là dans ce restaurant ce soir là, de les remercier de faire de nous le seul couple homme-femme de ce lieu, et ainsi de rendre notre relation plus unique encore, car, dans cet environnement là, presque atypique.

Je ne sais pas pourquoi je raconte tout cela. Ca n'intéresse personne. C'est de la pure description, même pas objective. Je dois jouer avec mes souvenirs pour me rappeler des visages et des paroles et ce dont je ne me souviens plus je l'invente. Mais j'ai le sentiment que tout ce qui se passait autour de nous dans ce restaurant, toutes ces vies qui se nouaient autour de la nôtre, à la distance du hasard, faisaient aussi partie de notre histoire à tous les deux. J'ai l'impression étrange que ces couples homosexuels, ce serveur toulousain ou alsacien, cette rue aux couleurs juives sont aussi importants dans mon esprit que les choses que nous nous sommes dites ces soir là. Ce sont des figurants et nous, nous jouons les rôles principaux. Mais l'histoire serait différente s'il n'y avait pas eu ces acteurs là au milieu de nos regards et de nos mots.

un petit ange

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