Jeudi 10 avril 2003

Les jeunes filles de 17 ans
Lundi matin, assise à mon bureau, je surveille la Terminale STT2 qui planche sur une épreuve de Bac Blanc. La STT2, c'est une classe qui n'est composée que de filles. Oui, 31 nanas ensemble et pas une seule présence masculine, même parmi les enseignants d'ailleurs. En un sens, cela peut faire peur, je le reconnais... Les STT2, elles font "ACA" - "Action et Communication Administratives" : barbarisme mystérieux pour signifier qu'elles seront (presque) toutes secrétaires. Elles rêvent peut-être d'être chanteuses ou mannequins, mais ça, ça ne compte pas. Leur avenir, elles en ont déjà décidé - ou plutôt on en a décidé pour elles : elles seront secrétaires. Bon, d'accord, "assistantes de direction", si on préfère. Les rêves doivent rester des rêves, elles le savent bien. Elles ne sont pas si naïves qu'on le prétend. Mais on leur a choisi un avenir à la hauteur de leurs possibilités, à défaut d'être à la hauteur de leurs rêves de paillettes.

Elles sont là, mes trente-et-une Poulpettes, assises les unes à côté des autres, devant leur feuille de papier, un stylo à la main. Elles sont là sous leurs cheveux bruns, blonds, raides, frisés, courts, longs, sous leur maquillage poudré et rosé, les yeux allongés par le Rimmel acheté chez Carrefour avec Maman, les pieds serrés dans leurs baskets Nike négligemment délassées et leur poitrine ronde fièrement affichée dans leur tee-shirt rose bonbon "American University" de chez Jennifer. Elles sont là, si apprêtées, si coquettes, comme si elles s'étaient faites belles pour réfléchir avec Descartes sur la métaphysique du langage.

J'ai une tendresse toute particulière pour les classes de filles. Un sentiment hybride mêlé à la fois d'attendrissement béat et d'énervement un peu trop excédé. Ces filles me touchent et m'agacent tout à la fois. Les classes de garçons, ces gamins qui jouent les gros durs, ne me font pas cet effet là. Certainement parce que je sais très bien ce que c'est qu'être une fille de 17 ans, alors que j'ignore complètement quel effet cela peut faire d'être un garçon du même âge sur les bancs du lycée. La fille que j'étais à 17 ans je la vois très distinctement assise à côté des mes Terminales STT2. Elle est aussi timide et orgueilleuse qu'elles, aussi perdue et assurée en même temps, marchant dans un monde dont elle est loin encore d'avoir saisi toutes les subtilités - les bonheurs inespérés et les coups bas inattendus. Dans ces visages féminins, je vois celle que j'étais, celle que j'aurais pu être, celle que je ne serai plus. Je les hais et je les aime parce qu'elles m'ont ressemblé. Parce que j'étais comme elles et que je ne le suis plus.

Elles sont là à sécher devant leur copie de philo, à soupirer devant des mots impossibles auxquels elles ne comprennent rien, et je les imagine dans trois ans. Elles auront la fraîcheur des vingt ans grandis dans les petites villes de province et le regard clair des jeunes filles qui, au sortir de l'adolescence, ont appris à être elles-mêmes. Elles liront 20 Ans en cachette, le magazine de papier glacé ouvert sur leurs genoux, sous le bureau, à côté de l'ordinateur. Toute la journée, elles s'ennuieront à taper des courriers insipides et à répondre au téléphone d'une voix distraite à des clients pas aimables. Leur patron, un gros monsieur un peu trop bovin dans son costume gris froissé, mâtera leurs jambes quand elles arriveront le matin, sortant du bus et passant la porte du bureau d'assurance ou d'immobilier, et, sur le coup des onze heures, il leur hurlera "mon café !".

Elles sont là, les STT, à ce languir ce matin sur Descartes, mais savent-elles ce qui les attendra dans trois ans - le patron, le bureau, l'ordinateur, les clients ? Le veulent-elles ? Je n'ose aller jusqu'au bout de mes clichés et les imaginer dans dix ans - les marmots qui piaillent, le mari qui grogne, les rêves qui s'étiolent. Je n'ose les imaginer à 27 ans regarder les gamines de 17 ans qui vont au lycée pour exhiber aux copines leur dernier jean délavé qui, à coup sûr, séduira ce gars de Terminale S3 sur qui elles ont flaché l'autre jour. Empêtrées dans leur quotidien, n'osant plus trop croire à leurs rêves, elles se diront : "comment j'étais, moi à 17 ans ? si innocente que c'en était comique !" Elles se moqueront de celle qu'elles étaient il y a dix ans, trop convaincue d'aujourd'hui savoir la vie. Et puis en même temps elles regretteront. Elles auront la nostalgie de ce temps où elles tombaient amoureuse tous les trois jours et où elles plaquaient un garçon tous les deux jours. Peut-être même qu'elles pleureront devant le souvenir de leurs antiques chagrins d'amour, pour ce temps où elles avaient une mauvaise raison d'être triste et désespérée.

Je regarde mes STT se dépatouiller avec les grands concepts philosophiques. Je les regarde avec envie et amertume. Je suis blasée et je m'en veux d'être blasée. Parfois, c'est tellement mieux quand on ne sait pas. C'est horrible de se se mettre à penser comme une vieille. Peut-être que l'une d'elle est en train de regarder la prof, là bas à son bureau, sur l'estrade. Elle se dit : Qu'est-ce qu'elle connaît de la vie, elle ? Elle est là, avec son chemisier en satin et ses chaussures de mémère, elle est jeune encore, mais qu'a-t-elle fait de ses rêves ? Pourquoi elle perd son temps dans ce lycée de province à relire des bouquins poussiéreux dont tout le monde se fout ? Pourquoi elle ne croit plus qu'elle peut changer le monde d'un tour de main ? Pourquoi elle a oublié que la vie n'est pas écrite d'avance ?

Les années passent et on est rattrapé par le conflit des générations. C'est pas juste.

l'ombre par la fenêtre



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