Jeudi 19 juin 2003

Harmonisons
Le mois de juin, c'est le mois du bac. C'est-à-dire pour moi une centaine de copies à corriger. Je dois aller les chercher (souvent bien loin de chez moi), participer aux réunions avec les collègues, délibérer début juillet avant de faire connaître les résultats, entendre les pauvres élèves collés, et puis aussi (hélas) me taper la lecture d'une prose souvent insipide. Chaque année, c'est la même chose. Prises de bec entre les collègues, jamais d'accord sur la notation. Effarement complet devant la platitude et le creux d'un très grand nombre de copies. Effroi devant la réalité du système de correction. Le mot d'ordre implicite, c'est qu'il faut donner le bac à 80 % des candidats qui l'ont présenté. J'insiste sur le "il faut". Il n'y a pas de possibilité de biaiser : il faut que la grande majorité qui a passé le bac puisse début juillet brandir fièrement son diplôme pour aller s'entasser en octobre sur les bancs de la fac. Les copies ne valent rien ? L'élève n'a rien compris de ce qu'on lui demandait ? Tout manifeste qu'il n'a pas travaillé ? Qu'à cela ne tienne ! Il faut qu'il ait la moyenne. Il faut qu'il ait son bac. Un point c'est tout.

Mais ne croyez pas que les choses soient arbitraires pour autant. Non, tous les profs se réunissent pour s'enfermer dans une salle de classe et jouer leur rôle de correcteur, discutant ensemble afin que leur correction soit la plus juste possible. On appelle ça "harmoniser". C'est un beau mot, n'est-ce pas ? Un terme musical pour dire qu'on va jouer une jolie mélodie qui saura ne pas faire entendre les couacs et les fausses notes et qui permettra de faire croire qu'on va pouvoir couper tout ce qui dépasse. Harmonisons ensemble : entendons-nous sur ceux qui auront 7 sur 20 ou sur ceux à qui on mettra 14, lisons les copies types et débattons sur celle-ci qui se la joue Kant freudien ou sur celui-là qui parle des moeurs des dauphins dans un sujet sur la conscience humaine. On fait tout ça dans les "réunions d'harmonisation". Du moins, sur le papier. Dans les faits, c'est autre chose...

Dans les faits, c'est une trentaine de profs qui se crêpent le chignon. Une excitée qui dit "si on met 8 à cette copie qui mérite 3, moi je me jette par la fenêtre !" Un idéaliste qui s'écrit à la lecture d'une copie délirante : "mais il y a quelque chose dans cette copie, enfin, c'est kantien, voyons, on reconnaît la problématique du conflit des facultés !". Une touchante dame qui pour la deuxième fois intervient et dit "je reconnais là la copie d'un de mes élèves, c'est lui, j'en suis sûre ! (il y a pourtant peu de chances, étant donné que la correction est académique et bien sûr anonyme) Ne lui en voulez pas, il se drogue et part souvent dans ce genre de propos excessifs..." Un prof désespéré qui lit un extrait d'une copie de huit pages écrite en style célinien avec des "cons" et "merde" à toutes les phrases et qui soupire : "il faut faire un rapport si on met un 0 à ce genre de torchon ?".

Au bout de trois heures de discussion animée où les profs semblent avoir joué les caricatures d'eux-mêmes tant le débat était parfois outré et virulent, il ne me reste pas grand chose, à part des questionnements laissés sans réponse et un profond découragement. La seule conclusion que j'en tire est que l'enseignement de la philosophie a un problème. Un réel problème. Celui qui n'a pas lu des copies d'élèves ne peut pas seulement imaginer les horreurs qui, bien souvent, sont écrites et à quel point, sans qu'on réclame aucune référence quelle qu'elle soit, on est loin de tout ce qui peut ressembler à une réflexion organisée. Kolok, à qui je lis des extraits, lorsque je corrige mes copies, n'en croit pas ses oreilles. Telle copie parle de la fin de l'ère des dinosaures ou du choix d'une chaussure marron ou grise pour illustrer un sujet sur la vérité. Telle autre ne parvient pas à aligner deux phrases dans un français correct ou encore se perd dans des considérations sans queue ni tête. On en fait quoi de ces copies ? On les note comment ? On leur met 5 ? Mais alors, on n'obtiendra qu'une moyenne générale à 6 à peine. Si on veut sauver les meubles, il ne reste qu'à feinter : mettre 15 à une copie qui mériterait 11, seulement parce qu'elle est écrite en français et que l'élève s'est efforcé de traiter le sujet sans s'enferrer dans des exemples abracadabrant ou encore inscrire un 8 à un devoir qui paraphrase magistralement le texte, mais qui au moins ne fait pas de faute d'interprétation (facile, puisqu'il n'a pas tenté d'expliquer le texte). Les notes ne veulent plus rien dire. Il y a une note en haut de la copie. Il y a une moyenne générale à 8,5. Les apparences sont sauvées, ouf. Et voilà, l'année prochaine, on recommence tout, comme si de rien n'était.

Tout cela est une mascarade. Une pure supercherie. Il est humainement impossible à 80 % d'une classe d'âge de produire une dissertation philosophique. Ce n'est pas scandaleux, c'est normal. Tout le monde ne peut pas être né philosophe. Tout le monde n'a pas les mêmes capacités de penser. On n'y peut rien. C'est une inégalité foncière qui est constitutive des différences entre les hommes. Alors pourquoi se leurrer ? Pourquoi faire croire que c'est possible ? Pourquoi forcer celui qui voulait être menuisier à passer un bac S, à lui imposer un enseignement général dont il n'a que faire pour devenir un bon artisan ? Il n'arrivera pas à philosopher en quatre heures sur un sujet imposé. Pour passer le temps, il racontera sa vie dans la copie ou bien il répétera ce qu'il aura entendu à la télé. Il aura 10, parce que voilà, il faut être gentil, on va lui mettre 10, il a écrit six pages alors c'est déjà pas mal et puis là il parle de l'inconscient et du refoulement selon Freud, alors c'est pas si mal, même si cela n'a aucun rapport. Il aura 10 sans rien faire qui ressemble à de la philosophie. Il sera content. Le 4 juillet, jour des résultats, il lira sur sa collante : 10 sur 20 en philosophie. Ca le fera rire. Il dira à ses copains : Regardez, j'ai rien foutu de l'année, et j'ai eu 10 ! Je suis trop intelligent ! Il fêtera ça avec ses potes qui eux aussi auront eu deux ou trois points de plus que ce qu'ils avaient dans l'année. En octobre, il rentrera en école d'informatique pour avoir "un métier qui rapporte" ou bien en fac de psycho "pour mieux se comprendre". Il aura un bac S, alors il pensera qu'il est du niveau, qu'il n'a pas à ne viser "que" menuisier, et qu'il peut bien s'offrir des années d'étude sans bosser, comme il l'a fait durant le lycée. Voilà, ça se passera comme ça.

C'est tout cela que je ne veux pas contribuer à véhiculer : cet hypocrisie latente qui fait qu'on se masque les réalités parce qu'on sait que de toute façon on est impuissant à les changer. Le bac ne veut rien dire, mais on y va quand même, on "joue le jeu", comme si tout ça n'était qu'un vaste amusement. On ferme les yeux sur le sentiment d'échec. On oublie, on pense aux vacances, et on recommence tout l'année d'après.

Moi, au lieu de continuer à être hypocrite, j'ai choisi d'être lâche. L'année prochaine, je ne serai plus là pour "harmoniser" à tout va avec les collègues. J'ai opté pour la fuite. Je ne suis pas bien fière de mon attitude. Mais enfin, c'est la seule façon que j'ai trouvé pour me persuader que ce que je faisais de ma vie pouvait avoir un sens.

la réussite, comme un pied de nez au système



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