Jeudi ... novembre

Voilà. On ne commence pas un texte par un " voilà ". C'est la règle essentielle de toute écriture, la maxime fondamentale de toute introduction. Mais voilà quand même. Le " voilà " dans une conversation marque une respiration : on dit " voilà " quand on a beaucoup parlé et qu'on a dit tout ce qu'on avait à dire et que l'on se prépare à changer de conversation ou à faire silence. Le " voilà " renvoie à ce qu'on vient de dire, et non pas à ce que l'on va dire. Donc, je ne devrais pas commencer mes premières lignes par un fier " voilà ".

Pourtant, voilà ce que je suis en train de faire ! C'est que mon " voilà " ne répond pas à mes paroles précédentes, mais à mes gestes, à mes actions passées. Et, en 25 ans, ces actions ont bien souvent été misérables, ou du moins (faut pas être trop sévère avec soi-même) pas toujours bien reluisantes. C'est simple, la phrase qui a scandé mon enfance, puis mon adolescence, puis maintenant ma vie d'adulte, c'est " sois raisonnable ! ". L'injonction avait des nuances : des excédés " réfléchis avant d'agir ! ", des énigmatiques " quand donc utiliserez-vous votre raison ? ", des tendres mais sévères " il faut se mettre enfin à agir raisonnablement ". Au début, cela ne m'effrayait pas. J'entendais ça tout le temps. Je me disais que c'était normal. Que c'était là une façon de m'appeler ou de me parler. Mes parents avaient pour fille cadette une petite chipie et, ne pouvant l'oublier, sans cesse rappelés à l'ordre par mes bêtises, ils ne pouvaient pas faire autrement que me rappeler à la lucidité pour enfin espérer avoir la paix. Mais, en grandissant, j'ai remarqué que les discours sur mon comportement dit déraisonnable étaient de plus en plus fréquents, et, au fur et à mesure que les années passaient, ils prenaient tragiquement une pointe de désespérance et de lassitude. C'était mignon d'être vive et spontanée à 5 ans, mais, vingt ans plus tard, il paraît qu'agir avec folie et inconséquence, cela ne se fait plus et que cela révèle une irréductible envie de ne pas grandir. Etre instinctive et irréfléchie à 5 ans, c'est une preuve de bonne santé. Les mamans, au square, sont toujours jalouses des autres mamans qui ont de tels mômes, actifs et éveillés : elles se disent que ce sont des gamins particulièrement intelligents et que cela donnera plus tard des adultes qui réussiront. A 25 ans, quand on agit encore sans réfléchir, on passe pour une irresponsable, une pauvre fille qui n'a pas compris qu'elle n'était plus une gamine et qui n'a rien pigé aux impératifs du monde adulte. Une éternelle enfant qui prolonge à l'infini le monde de l'enfance car elle est incapable de faire face aux réalités.

Alors voilà… Voilà : j'ai agi pendant 25 ans sans utiliser ma tête. Maintenant, en ouvrant ce journal, j'ai décidé d'agir comme tous " ils " disent qu'il faut que j'agisse : comme une grande fille, en réfléchissant avant d'agir, en arrêtant de foncer pour mieux regarder où je mets les pieds. Ce journal, c'est l'ouverture de mon intériorité : la fin de mes folies d'enfant et l'entrée dans le monde " raisonnable et raisonné " (qu'ils disent) des adultes.

Alors voilà : maintenant, je suis devenue grande et il est temps que j'agisse en conséquence.

 

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