Mercredi 1er décembre 2004

Amo, ergo timor

Au fond, cette peur ne m'a pas quittée depuis le début. Depuis un peu plus de deux ans très exactement. Quand il est tard le soir et qu'il n'est pas rentré, je me mets à me faire des films. J'imagine qu'il a eu un accident sur le périph', qu'il est à l'hôpital, mais que personne ne m'appelle pour me tenir au courant car il n'a pas dans ses papiers une petite fiche avec mon nom et mon adresse sur laquelle est inscrite la terrible phrase : "Personne à prévenir en cas d'urgence". D'autres fois, quand il m'envoie un mail très court pour m'avertir de son retard, je m'imagine encore des raisons douloureuses. Je le vois dans les bras d'une autre - une autre qui lui donnerait tout ce que je ne sais pas lui donner, une autre qui lui apprendrait la simplicité et la facilité, une autre qui aurait pour lui ce délicieux goût de l'interdit. Ça, ce sont les films du soir. Mais il y a aussi les films du matin. Ces matins où je me réveille avec un gros bouton sur le nez, les cheveux emmêlés et les premières rides qui se creusent sur les joues, entre les boutons d'acné. Je me dis qu'il va me quitter, parce que je ne suis pas belle, parce qu'il ne peut que trouver mieux, parce qu'il ne peut que désirer mieux. Et puis, il y a aussi, épisodiquement, tous ces doutes qui miment mes journées. Cette peur du quotidien à venir, cette routine qui peut nous séparer en faisant mime de trop nous rapprocher, cet ennui du corps de l'autre que je ne veux croire probable, ce connu trop connu qui lasse et fait qu'on délaisse. Ces jours de doute, dans un moment de lucidité effrayée, je nous vois tous les deux vieux - des corps flasques qui se connaissent trop, des paroles monotones qui ne savent plus surprendre, des habitudes qui ont perdu le goût de l'inédit. Et je projette ce que je vois dans mon entourage et imaginant une vie de vieux couple qui m'effraie toujours plus : des chambres séparées, des heures passées seul au boulot, d'autres heures en parallèle immobilisée devant l'écran de l'ordinateur, les accrochages devenus seule parole de la normalité de l'échange... Les jours noirs, je pense à tout cela - à tout cela que je ne veux pas - et j'ai peur - j'ai peur que ça arrive quand même.

Hier soir, je me suis sentie très mal. Car je me suis aperçue que lui aussi avait ces doutes et ces peurs. Peur que je le quitte. Peur que je ne l'aime plus. Peur que notre quotidien nous tue. J'étais mal, car face à ses peurs, je ne pouvais rien faire pour le rassurer. C'était comme l'aveu d'une distance soudain, la certitude d'une incapacité. Comme si nos peurs identiques allaient nous séparer au lieu de nous réunir.

Ces peurs sont comme de mauvaises herbes qui grandissent malgré tous les soins qu'on apporte à notre jardin amoureux. Je les déteste, ces peurs, car les mots ne peuvent rien contre elles. Elles n'en font qu'à leur tête, ne s'écoutent qu'elles-mêmes et ne tolèrent pas la réalité. Elles me font souffrir et elles le font souffrir. Et elles me font plus mal encore aujourd'hui, maintenant que je sais qu'à cause d'elles il a mal, lui aussi.

Pourtant, j'ai une plus grande peur encore : celle que ces doutes, un jour, ne soient plus là. Car la certitude de l'amour m'apparaît parfois comme un plus grand danger encore que la peur d'être délaissée : si je suis assurée à vie de son amour, aurais-je encore envie de le surprendre, de le séduire, de l'aimer ? Si je ne doute plus, pourrais-je encore me croire amoureuse ? Tant que j'ai des noeuds dans le ventre et des larmes brillantes dans les yeux, je sais que je l'aime. Comme avant. Plus qu'avant même. Comme si ma peur me faisait à nouveau tomber amoureuse de lui chaque matin. J'ai peur, donc j'aime. J'aime, donc j'ai peur. L'amour, ce n'est pas "que du bonheur". C'est un bonheur qu'on titille un peu chaque jour, pour ne pas oublier que chaque matin on doit le gagner à nouveau.




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