Samedi 12 février 2005

Mon nouveau métier
Je traîne dans tout mon corps une fatigue trop longuement accumulée. Les semaines passent et chaque jour, j'ai l'impression de courir un 100 mètres où il me faut tout donner pour remporter la compétition. Je me dis que lorsque je vais m'arrêter, lorsque je vais passer enfin la ligne d'arrivée, je vais m'écrouler de tout mon long, au bord de la piste. Dès que la pression baissera, je serai à ramasser à la petite cuillère, j'en ai bien peur.

Mon esprit est entièrement encombré par les livres à finir. La nuit, dans mon sommeil, j'ai l'impression de continuer à travailler, comme si les brouillards du sommeil ne venaient pas couper l'animation de la journée. Et le matin, avant le réveil, je fais des listes des tonnes de choses que j'ai à faire. Je ne voulais pas céder au stress, mais comment l'éviter lorsqu'il vous presse avec autant de force ?

Pourtant, il y a ce petit sentiment de fierté qui surgit à la signature du BAT. Une fierté mêlée de soulagement : ouf, c'est fini, j'ai enfin réussi à finir ce livre ! Et le soulagement est confirmé lorsque d'autres signatures viennent se dessiner au-dessous de la mienne, sur la feuille officielle du Bon A Tirer. J'ai cette certitude d'avoir tout fait de mon mieux et que désormais le livre ne m'appartient plus. Il va passer dans d'autres mains - fabriquants, photograveurs, imprimeurs - et je n'ai plus (ou presque) qu'à attendre le produit fini.

Mais tous les livres que j'édite ne sont pas finis : j'ai encore des BAT à préparer pour la semaine prochaine sur des ouvrages qui, pour le moment, sont dans la confusion la plus totale. Il y a encore des photos à trouver, des épreuves à corriger, des ajustements de maquette à décider pour les pages annexes. Le livre est encore tout dans le désordre. Heureusement, cela sent la fin. Je me penche sur les pages liminaires, celles qui vont ouvrir l'ouvrage, et je vérifie le code barre et les détails de ce genre. C'est bientôt fini, c'est bientôt fini... c'est ce que je me répète pour me donner l'énergie de continuer avec autant d'entrain qu'au début.

Peut-être est-ce parce que je débute dans ce métier, parce que tout ce que je fais ici, je le fais pour la première fois. Pourtant, j'ai cette impression que faire un livre tient presque du miracle. Au début, c'est le néant complet - un vague projet, une idée confuse, et ça suffit pour croire qu'on va pouvoir se lancer dans la réalisation d'un livre. Puis, l'auteur commence à écrire le manuscrit : on y voit déjà un peu plus clair. Mais le manuscrit exigé à une date précise n'arrive (jamais) à l'heure, ou/et est à réécrire, ou/et n'est pas assez dense ou au contraire l'est trop. Bref, l'auteur, en donnant son texte, a contribué à rendre la situation encore un peu plus désordonnée... en laissant, sans forcément s'en rendre compte d'ailleurs, à l'éditeur le soin de remettre tout cela dans un ordre acceptable. Puis, les maquettistes s'en mêlent. Ils récupèrent le manuscrit réécrit, retravaillé, repensé même parfois, et sont chargés de lui donner une jolie apparence. Mais le joli est rarement obtenu d'un coup : une couleur trop terne ici, une police trop petite là-bas, bref, l'éditeur doit y mettre son nez et réajuster l'ensemble. Viennent ensuite les séries d'allers-retours qui font marcher la poste et internet : le maquettiste compose les pages et les envoie à l'éditeur qui les renvoie à l'auteur qui, lui-même, après les avoir corrigées, les renvoie à nouveau à l'éditeur qui, après avoir tranché bien des points, les renvoie de nouveau au maquettiste. C'est la phase "photocopies et enveloppes" : l'éditeur passe son temps à appuyer sur le bouton vert de la photocopieuse et à écrire des adresses sur des enveloppes Kraft. Toute cette série d'allers-retours se répète une fois (premières épreuves), deux fois (deuxièmes épreuves), trois fois (BAT). Entre deux allers et retours, tout le monde a eu le temps d'y mettre du sien : par exemple, l'auteur, dix jours avant la fin des secondes épreuves, a cru bon de changer entièrement une des pages de son livre, refusant de croire son éditeur qui lui disait "ben non, c'est plus possible maintenant !" Ou bien, c'est le maquettiste qui ne tient pas ses délais et qui, prenant un air désolé, vient expliquer qu'il n'aura jamais fini pour la date prévue. Bref, jusqu'à la dernière minute, tout donne l'impression que c'est le bazar complet. Mais de toute cette confusion, on arrive à faire un livre... Oui, vraiment, je trouve que cela tient du miracle !

J'essaie de me rappeler mes débuts de prof. Avais-je cette passion ? Avais-je cette fierté ? Avais-je cette satisfaction de la chose bien faite ? De la première année d'enseignement, je me souviens surtout de l'immense fatigue et des crises de doute, le soir, au téléphone avec ma mère. Je n'arrive pas vraiment à retrouver dans mes souvenirs cette satisfaction que je ressens aujourd'hui dans ce nouveau métier d'éditeur. Je me dis que c'est peut-être un bon point : même si je suis horriblement fatiguée, j'aime ce que je fais. Je me dis aussi que peut-être tout cela n'a encore que l'excitation de la nouveauté et qu'après avoir fait dix livres, vingt livres, cent livres, j'aurai, encore une fois, envie de changer de métier. Aller voir ailleurs. Réapprendre tout depuis le début. Peut-être. Sûrement en fait. N'est-ce pas une chance offerte par la société du chômage et de la reconversion ? Pouvoir changer et tout recommencer à zéro.

mon bureau à la maison (avec Lapinou et miss H.)



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