Guillaume a 15 ans. Je le vois tous les lundis soirs, de 18h30 à 20h. Je suis son professeur particulier de français. C'est son père, M. Wang, qui, il y a quelques mois, m'a appelé au secours : « Eva, vous comprenez, Guillaume, il a du mal en français, sa moyenne est catastrophique ! Il a besoin que vous le fassiez travailler. Il faut qu'il améliore sa moyenne ! » Quand il s'adresse à moi, M.Wang adopte toujours un ton archi prescriptif : « il faut », « vous devez ». me dit-il avec son petit accent asiatique. C'est une attitude classique chez les parents d'élèves qui payent des cours particuliers à leur gamin. Ils sont persuadés que la coquette somme qu'ils mettent dans les études de leur progéniture est un gage de nécessaire réussite : il y a nécessairement obligation de résultat pour le professeur. Parfois, M. Wang est si pressant que j'ai envie de l'envoyer balader. Mais souvent, lorsque M. Wang me dit « Il faut que Guillaume réussisse ! », il passe la main tendrement sur les cheveux de son grand gaillard de fils. Je vois alors un père désarmé qui ne sait plus quoi faire avec son fiston. Alors finalement, j'ai presque pitié de lui. Le commentaire du bulletin de notes trimestriel n'est-il pas en fin de compte le seul lien existant entre M. Wang et son fils depuis que celui-ci est entré dans le sale âge de l'adolescence ?Guillaume Wang porte le poids de ses 15 ans sur ses épaules. Son adolescence paraît si pesante que lorsqu'il travaille à son bureau il doit se servir de ses deux mains pour tenir sa tête. Parfois je lui dis : « Tu sais, tu peux enlever tes coudes, je ne pense pas que ta tête va se dévisser de ton cou ! » Il pousse un énorme soupir. Guillaume Wang est las du monde, las de lui-même. A voir sa démarche chaloupée, nonchalante et traînante, on a l'impression que le moindre geste lui demande un effort quasi surhumain. Guillaume Wang a 15 ans. Comme c'est déjà vieux, 15 ans !
Lundi dernier, comme d'habitude, j'ai demandé à Guillaume ce qu'il avait fait la semaine passée au lycée. Il a accueilli ma question avec un petit sourire inattendu : « J'ai pas eu cours aujourd'hui et j'ai rien à faire ! C'est blocus ! » Etrange ce mot de « blocus ». Dans ma génération, pas si lointaine, on parlait plutôt de « grève », de « manifestation », voire de « sit-in ». Je demande des précisions à Guillaume. Il me répond que personne ne peut entrer dans le lycée, que tout le monde passe la journée sur le trottoir et que ça risque de durer toute la semaine comme ça. Il ne me parle pas des causes de ces manifestations, du CPE et de tout le mouvement étudiant. A vrai dire, je n'ose pas lui demander la question essentielle : « Pourquoi tu fais « blocus », toi ? » J'ai trop peur qu'il me réponde en soupirant : « parce que je n'ai pas le choix ! tout le monde fait blocus au lycée ! » Depuis que je connais Guillaume Wang, j'ai l'impression que tout ce qu'il vit, tout ce qu'il fait, lui est imposé plus ou moins malgré lui. Il ne va pas à l'école pour apprendre, mais parce que de toute façon c'est obligatoire. Il ne va pas en cours d'espagnol pour découvrir une autre langue ou une autre culture, mais parce que son père l'oblige à étudier une seconde langue en classe, même s'il n'y pige pas un traître mot. Il ne lit pas un roman parce qu'il a envie de rêver à travers une histoire, mais parce que « le prof a dit que c'était obligatoire d'acheter Le père Goriot » (il a dit « acheter », einh, et pas « lire ».). Souvent, j'ai envie de secouer Guillaume Wang par les épaules et de lui crier dans les oreilles : « Mais réveille-toi ! Tu as 15 ans, putain ! Il est ton enthousiasme ? Il est ton désir ? Tu seras ce que tu veux faire de ta vie ! Vas-y, agis ! » Mais je ne parle pas comme ça à Guillaume Wang. Si je le faisais, je sais comment il réagirait : il soupirerait un bon coup et, en hochant la tête, il se dirait « Mais elle est folle, celle-là ! »
C'est d'ailleurs de toute façon ce qu'il pense de moi. Je suis folle parce que j'aime la littérature. Je suis folle parce que j'aime lire. Un jour, j'ai associé le mot « plaisir » au mot « littérature ». Guillaume Wang m'a regardé avec des yeux tout ronds, complètement incrédules. On aurait dit que je parlais une autre langue. Guillaume Wang ne peut pas même concevoir qu'on puisse aimer lire. La lecture, c'est un truc chiant inventé par des profs sadiques. Les choses sont claires pour Guillaume. Dès le premier cours, il m'a expliqué sa conception du français : « j'aime pas lire, c'est pas mon truc ! » Plusieurs fois, j'ai essayé de relancer le débat et d'aller un peu plus loin qu'une fatale sentence du type « lire, c'est un truc de ouf ! », mais je me suis heurtée à un mur. Guillaume Wang est persuadé qu'il y a incompatibilité d'essence entre lui et la littérature. En un sens, ce n'est pas de sa faute : c'est lui qui n'est pas fait pour cela, un point c'est tout. Je suis têtue et je ne peux me satisfaire de son fatalisme. Je lui explique que lire, c'est s'évader, découvrir, rêver. J'essaie de lui montrer qu'écrire, c'est s'exprimer, sortir ce que l'on a en soi, se découvrir. Je lui dis même qu'on se fout des Balzac et des Racine qu'il doit lire pour le lycée et que l'important c'est de lire n'importe quoi qui lui tombe sous la main - des bandes dessinées pourquoi pas ! Mais il me répond comme toujours, en soupirant : « ouais, les BD, j'en lis pas, j'aime pas ça ! » De toute façon, il n'y a aucun bouquin chez lui, à part la pièce de Molière achetée pour la 4e et l'Antigone d'Anouilh étudiée l'année dernière en classe. M. Wang veut que son fils réussisse en français, mais, lui-même, n'ouvre pas souvent un livre. Peut-être que M. Wang lui-même croit qu'il a passé l'âge de lire des livres et qu'il est persuadé, comme son fils, que les livres, « c'est pour l'école ».
Guillaume Wang soupire, encore et toujours. Mais je n'en démords pas. Je propose timidement : « Tu sais, il y a la bibliothèque ! C'est gratuit ! Tu y vas, tu choisis un livre que tu veux et t'en lis quelques pages pour voir. » Guillaume fait non de la tête : « C'est pas la peine, c'est mort ! ». « C'est mort », « c'est blocus », « c'est ouf » : les sentences de Guillaume Wang sont lapidaires. Mais à réagir ainsi, n'est-ce pas sa vie qui risque d'être lapidaire ? Lapidaire en désir, en rêve et en espoir.
Mon élève n'aime pas lire. Je peux très bien comprendre cela au fond. Après tout, l'homme avec qui je vis aujourd'hui n'avait-il pas la même attitude que Guillaume face aux cours de français du lycée ? Chacun son truc, c'est Guillaume qui l'a dit. « Alors, c'est quoi ton truc ? » Guillaume Wang lâche ses mains qui, par miracle, ne font pas tomber sa tête sur lesquelles elle reposait : « ben ché pas, mon truc, c'est traîner avec les copains au McDo ! » Qu'à cela ne tienne ! Pour réviser les techniques d'argumentation, nous voilà en train de travailler un sujet improvisé sur « pour ou contre les fast-food ». Mais Guillaume a du mal à trouver des arguments. Au fond, il n'est ni pour ni contre. Il aime bien manger une frite-coca-cheesburger le samedi matin avec les copains, voilà tout. Pourquoi la meuf qui fait cours de français le lundi de 18h30 à 20h, elle lui cherche les poux dans la tête ?
Guillaume Wang, je suppose que jamais tu ne tomberas sur ces pages. Lorsque tu vas sur Internet, c'est pour jouer en réseau ou pour tchatcher avec tes potes, même si ton papa, M. Wang, n'aime pas trop ça. Pourtant, j'ai un espoir pour toi, Guillaume Wang. L'espoir que dans deux, cinq ou dix ans, tu aies enfin 15 ans. 15 ans passionnés, 15 ans en colère, 15 ans fougueux. Aujourd'hui, tes 15 ans sont mornes et tristes, remplis de lassitude. Je souhaite qu'à vingt ans tu rencontres la Passion (avec un grand P s'il te plaît) et que, sous les traits d'une conviction politique, d'une musique inédite ou d'une belle jeune fille, cette Passion t'apprenne enfin à avoir 15 ans.