Le plus difficile quand on part, c'est de revenir et de retrouver tout exactement comme on l'avait laissé, alors que soi-même on n'est plus tout à fait le même. Nous avons atterri dimanche soir à Roissy-Charles de Gaulle. A l'heure de Paris il était 19 heures, mais à l'heure de Tokyo il était 3 heures du matin. Longtemps j'ai regardé sur le tapis roulant défiler les bagages. Les grosses valises noires rectangulaires, les sacs bleus marines en toile épaisse, le grand sac Vuiton, renversé sur le côté, qui passait et repassait sur le tapis sans que son propriétaire semble se rappeler son existence. Je regardais les bagages des autres défiler sur le tapis et tout doucement je voyais mes vacances s'en aller, couler dans une lente cadence vers le flou indistinct des souvenirs. Je savais bien que le tapis était circulaire et que ce qui s'effaçait allait sans doute revenir, mais je savais aussi que toutes mes images et mes parfums du Japon allaient imperceptiblement s'estomper pour n'être plus que des souvenirs figés du passé. Le temps n'est pas circulaire comme un tapis roulant d'aéroport et ce qui part s'en va pour ne jamais vraiment revenir.
Dans l'avion déjà, bien que je m'impatientais de ce voyage épuisant coincée dans le minuscule espace des sièges trop petits, je voulais me coller à lui, comme pour ne pas accepter l'échéance du retour parisien qui, inévitablement, allait nous rendre à notre quotidien et nous enlever l'union de ces trois semaines japonaises. Plus tard, lorsque nous sommes revenus chez nous, pendant deux nuits nous avons rêvé chacun que nous étions là-bas. Chacun dans notre nuit, l'un à côté de l'autre dans le lit, nous étions loin de la France, à plus de 10 000 kilomètres, sous les fleurs volantes des cerisiers, marchant entre les colonnes de bois vermillon du torii d'un sanctuaire ou bien dans la foule trépidante des figures anonymes et des néons multicolores. Dans nos rêves, nous étions loin d'ici et pourtant si proches l'un de l'autre. Quand nous nous sommes réveillés, chacun de notre côté du lit, nous avons dû nous retourner plusieurs fois pour nous rappeler où nous étions. Ici. C'est ici que nous sommes maintenant. Ici, et plus là-bas.
Là-bas s'efface sans que je ne puisse rien faire pour le retenir. Là-bas n'est plus que la somme d'images d'un souvenir, alors qu'il y a quelques jours à peine il avait la force du présent et les odeurs du réel. Là-bas est en train de se transformer tout doucement et je ne peux rien contre cette métamorphose. Certes, je peux écrire, raconter, répondre aux questions des gens qui me demandent "alors, c'était comment ?" Mais que puis-je leur répondre ? Peut-on faire revivre en quelques phrases le flot de dépaysement et les mille découvertes ? Peut-on faire comprendre à ceux qui ne l'ont pas vécu toutes ces fines émotions qui nous ont traversés parfois, assaillis souvent ?
A qui me le demande, je raconte. Je raconte les belles chambres des ryokans à dormir sur les futons et les oreillers à graines de sésame. Je raconte les gens, leur gentillesse, leurs sourires et en même temps leur vie folle et impossible sous les gratte-ciels et la puérilité de leurs attitudes. Je raconte les poissons inconnus, leur chair tendre et fraîche sous la dent ; je décris les saveurs inédites, les couleurs et les formes esthétiques dans les assiettes ; je parle du poisson grillé au petit-déjeuner et des soupes de miso et mes interlocuteurs me regardent avec des grands yeux. Je souris. Il y a de l'envie dans leurs yeux. Je le vois bien. J'emploie des superlatifs et des adjectifs grandiloquents. Je dis : "c'était incroyable" et j'ajoute "tu peux pas imaginer". J'en fais des tonnes et pourtant je suis sincère. Les gens qui m'écoutent hochent la tête, enfilent leurs questions puis terminent leurs interrogations dans des blancs. Ils ne savent pas, ils n'ont que l'imagination. Et moi, bientôt, je n'aurai plus que le souvenir.
Dans la rue, au supermarché, au bureau, le présent me tire à lui pour me raccrocher au quotidien de toutes ses forces. Je sais bien qu'il est impossible de s'y soustraire. Pendant que j'étais là-bas, le monde ne s'est pas arrêté de tourner ici et il me faut reprendre son cours. Reprendre les choses là où je les avais laissées, retrouver les chantiers que j'avais voulu oublier. Recommencer.
Cette nuit, pour la première fois, je n'ai pas rêvé aux sakuras. Je n'ai pas marché dans les temples. Je n'ai pas entendu les voix enregistrées du métro annoncer dans une langue inconnue les noms des stations. Je n'ai pas fléchi le buste en répétant "aligato". Je ne me suis pas baissée par terre pour ramasser des poignées de pétales roses. Cette nuit, pour la première fois, mes rêves étaient revenus ici.
Ici et non plus là-bas.
Le dîner s'est déroulé comme d'habitude. On a raconté le voyage. On était contents de partager nos souvenirs, ensemble autour de la table familiale. Mais après le dessert et l'ouverture de la boite de petits gâteaux japonais, mes parents se sont tus. Ma mère a regardé mon père et lui a fait comme le signe qu'il pouvait commencer. Mon père s'est mis à parler d'une voix tremblante. J'ai tout de suite compris. Tout de suite. Il a dit "J'ai quelque chose de pas très joyeux à vous annoncer". Il a dit ça et j'ai su. Je crois qu'en fait je l'avais su des jours avant, lorsqu'à dix mille kilomètres de chez eux j'avais demandé au téléphone "et vous, ça va ?" Il y avait eu un silence au bout du fil. Un silence très court, à peine une demie seconde. Mais j'avais saisi dans la réponse évasive de ma mère, dans son "oui oui", que peut-être ça n'allait pas si bien. J'y avais repensé le soir dans cette chambre minuscule à Tokyo, je m'étais tournée et retournée dans tous les sens sur mon futon, avant de trouver le sommeil − et d'oublier. Quelque chose en moi savait, et pourtant quand hier soir mon père a dit "J'ai quelque chose de pas très joyeux à vous annoncer", j'ai cru que j'allais défaillir. J'ai senti une intense chaleur monter à ma tête. Mes jambes ont tremblé. Mais j'étais assise, je ne pouvais pas tomber. Mon père a parlé longtemps. Il a prononcé des mots impossibles. Il a dit Analyse de sang, il a dit Biopsie, il a dit IRM, il a dit Hôpital, il a dit Opération. Il a dit aussi Cancer. Je n'avais jamais entendu ces mots dans sa bouche. Jamais. Il parlait et je n'arrivais plus à entendre. Je voulais partir, je voulais courir. Je voulais ne pas savoir, je voulais n'avoir jamais su. Je voulais être à nouveau innocente, à nouveau insouciante. Je voulais avoir huit ans et serrer dans les bras mon papa si fort. Mais au lieu de cela, mon père continuait de parler avec sa voix tremblante. Il continuait à prononcer ces mots interdits. Et le sol s'écroulait sous moi. La fenêtre était à deux pas de moi et j'aurais voulu l'ouvrir et m'y jeter. Mais je suis restée assise, là devant lui, à table. Et j'ai fait des efforts pour continuer d'écouter. Je me suis répétée mentalement la date des résultats définitifs des examens et j'ai essayé de retenir le déroulement de tout ce qui allait se passer dans les semaines, dans les mois à venir. Mais mon esprit n'arrivait pas à suivre. Je n'arrivais pas à être une fille en train d'écouter son père prononcer le mot "cancer".
Mes parents ont expliqué qu'ils le savaient depuis six semaines, qu'ils nous avaient tout cacher pour préserver notre voyage, mais que maintenant ils savaient que le moment était venu qu'ils nous en parlent. Ils y avaient réfléchi longuement et ils avaient deviné que nous leur en aurions voulu si maintenant ils continuaient de cacher la vérité. Mon père a tout raconté. C'était un soulagement pour lui de pouvoir enfin parler. Mais je n'arrivais pas à bien écouter, à m'accrocher complètement à sa voix. Je n'arrivais pas non plus à le regarder. Je ne pouvais pas faire autre chose que fixer mon assiette vide devant moi. Mon père a raconté l'horreur de ces six dernières semaines. Il a raconté son angoisse, sa peur. Et plus il racontait, plus j'étais au bord de moi-même. Il disait qu'il s'était senti mal à vivre tout cela, que cela avait été dur à porter. Je voyais la souffrance sur son visage. Et à moi ça me faisait encore plus mal. Mal d'apprendre qu'il avait vécu des jours d'horreur alors que moi j'étais loin et que je me m'étalais dans mes futilités.
O. a été à la hauteur. Il a discuté ouvertement. Il a posé des questions. Il a su parler. Moi je n'ai rien pu dire. Rien. Mon père nous rassurait, il disait que ce n'était peut-être pas si grave, que peut-être il arriverait à s'en sortir sans séquelle. Il a parlé de ces gens qu'il connaissait et qui aujourd'hui vivaient une vie normale malgré les épreuves traversées. Mon père était fort alors même qu'il racontait combien ça avait été dur. Mon père était grand, solide comme avant quand j'étais une fillette et qu'il nous épargnait les maux des grands.
Mais moi j'ai été en dessous de tout. Je m'enfonçais dans ma chaise, je m'écrasais dans le sol. Je n'étais pas grande, je n'étais pas forte. J'arrivais à peine à retenir les larmes au bout de mes paupières. Si j'avais pu, je me serais enfuie. Je suis encore une petite fille. Jamais je n'arriverai à devenir adulte. Je ne sais pas si un jour je pourrai y faire face et l'accepter. Je suis petite, si petite.
Nous sommes rentrés à la maison. J'ai fait semblant de sourire. Je me suis enroulée dans la nuit. Emmitouflée dans mon silence. Plusieurs fois je me suis réveillée et j'ai étouffée un sanglot. Quand O. est parti ce matin et m'a embrassée, j'ai frotté ma manche de pyjama sur mes yeux pour ne pas qu'il voit mes larmes. Sous la douche seulement j'ai accepté de laisser les larmes couler et les gouttes d'eau salée se sont mélangées avec l'eau savonneuse. Et puis toute la journée, j'ai fait semblant d'oublier. Mais devant mon ordinateur, les larmes revenaient sous les paupières. A la cantine, j'ai mangé face à la fenêtre, le dos tourné contre la salle pour ne montrer à personne qu'entre la semoule et le poisson mes yeux venaient se charger de minuscules gouttes de souffrance.
Je suis petite et j'ai peur de grandir. Je devrais être solide, être forte, être l'adulte que je suis devenue sur le papier. Mais tout d'un coup, depuis cette phrase prononcée par mon père à la fin du dîner, cette vie est devenue si lourde. Jamais plus rien ne sera exactement comme avant, je le sais maintenant. Je ne peux plus être une petite fille.