Mercredi 29 juin 2011

Hurler

La chaleur colle à la peau. Une chaleur humide qui paraît transformer mon corps en flaque d'eau. La Sardine hurle depuis trois quarts d'heure. Elle ne pleure pas, elle hurle. Les fenêtres sont grandes ouvertes pour espérer attraper un bout de courant d'air. Un éclair jaillit. L'orage est là, tout près. Le voisin d'en face se penche à la fenêtre. Il regarde du côté de ma chambre. Il cherche le bébé qui hurle depuis trois quarts d'heure, l'air étonné, presque inquiet. Mais quel est donc ce bébé qui pleure ? Pourquoi ne le calme-t-on pas ? Je me cache derrière le rideau de la fenêtre. Je ne veux pas que cet inconnu me voit, avec mon bébé sur le bras, berçant la petite chose hurlante, trempée de sueur, qui ne veut pas se taire. Mon bébé hurle et je n'arrive pas à le calmer. L'orage gronde. Mais ce n'est pas le ciel qui va exploser, c'est moi.

J'ai essayé le biberon la petite a fermé les yeux et s'est mise à crier, rendant son visage tout rouge. Je lui ai changé la couche et je lui ai massée longuement le ventre la petite s'est tue un instant, puis a recommencé. J'ai essayé la balade en poussette dans le couloir je me suis prise les pieds dans les chaussures de l'entrée. J'ai essayé de coucher la petite dans le lit parapluie et je me suis cassé le dos en essayant de bercer le lit sans roulette. À bout de nerfs, j'ai posé la petite dans les bras de son grand-père elle s'est mise à hurler plus fort encore. Alors j'ai repris ma Sardine, je l'ai posée à califourchon sur mon bras, et j'ai chanté à son oreille. Sa chanson. Une chanson créole d'un CD de musiques du monde que j'écoutais avant sa naissance. "Dodo fillette, Sainte-Elisabeth. Endormez-moi cette enfant, jusqu'à l'âge de vingt ans..." La chanson dit que si l'enfant ne s'endort pas, il faut lui couper l'oreille pour la donner en pâture aux petits oiseaux. La chanson est cruelle. Peut-être parce que l'enfance, parfois, est cruelle ? Mais je sais que cette chanson est la seule capable de calmer mon bébé. Je la chante tout doucement à son oreille. Une fois, deux fois, dix fois. L'orage continue de tonner. Mais la petite enfin s'est calmée. J'arrête de chanter, je m'assois dans le fauteuil et je redresse mon bébé car mon bras n'en peut plus de la porter. À peine ai-je posé une fesse sur le fauteuil que de nouveau la Sardine se met à pleurer. Pas à pleurer, à hurler. Tout est à recommencer. Le bercement sur le bras, la chanson des petits oiseaux qui mangent l'oreille, et le corps qui balance debout, d'une jambe sur l'autre. Devant la fenêtre maintenant close du voisin d'en face. J'aimerais poser mon bébé là, sur le lit. Ne plus entendre ses cris et passer ma tête sous l'eau froide. Ne plus avoir cette chaleur qui ruisselle sur ma peau et cette fatigue qui écrase mes nerfs. J'en veux à O. qui n'est pas là. J'en veux à O., de l'autre côté de la Terre, loin, si loin, à lui qui, au bord du Pacifique, n'entend pas son bébé pleurer. Non, pas pleurer, mais hurler. Pour la première fois depuis plusieurs semaines, j'ai envie de pleurer. Pleurer mes larmes à moi, pour oublier ses larmes à elle.

Une heure est passée maintenant depuis le début du déluge de la Sardine. Dehors, la pluie tombe en fines gouttes. Mon bébé, enfin, s'est endormi. Comme ça, presque d'un coup. Elle a arrêté d'hurler et est tombée dans le sommeil. Au bord de l'épuisement peut-être. Je m'assois sur mon lit et je la regarde. Petite grenouille, les jambes remontées, les bras écartés en position christique. Son visage, ce visage qui était si rouge, couvert de sueur, il y a quelques instants, est maintenant lisse et rose. Comment croire que les hurlements venaient d'un être si paisible ? Par la fenêtre, je regarde la ville qui s'endort sous la canicule. J'ai toujours détesté la chaleur.

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