Mardi 7 mai 2013

Sans se dire

Je me sens loin. Loin de moi. Comment donc est-ce possible ? Vivre dans son corps, dans sa tête, et pourtant se sentir étrangère à soi-même. Tous ces mois passés sans écrire, c’est comme une longue nage sous-marine en apnée. Écrire et respirer, c’est un peu la même chose. Et pourtant j’ai réussi à passer tant de temps sans écrire : est-ce donc que mon sang est devenu froid et que je suis devenue amphibie ? Ou est-ce donc que j’ai passé ces derniers temps à vivre à moitié – à moitié moi, à moitié autre ?

Je n’ai pas écrit parce que j’ai pas eu le temps d’écrire. J’étais trop occupée à bloquer mes poumons pour apprendre à vivre en retenant ma respiration. Mon emploi du temps quadrillé à la minute près – le réveil à 7h30 (jamais 7h31, jamais 7h29), la douche, la préparation du biberon du soir, le petit-déjeuner devant les mails sur le canapé, le réveil de la petite Sardine, parfois câlin, parfois chagrin… et toute la journée qui défile, programmée à l’avance. Pas le temps de faire une pause, pas le temps de perdre son temps, pas le temps de regarder mes mains courir sur le clavier ou de m’asseoir dehors sur un banc pour observer les nuages défiler. Ce qui me trouble le plus, ce n’est pas de ne pas avoir le temps d’écrire. C’est de m’apercevoir que ne pas écrire ne me manque pas. On peut donc vivre sans s’écrire ? On peut donc exister sans prendre le temps de se dire ? J’ai passé des années à m’étonner devant tous ces gens qui vivaient leur vie sans avoir même l’idée de l’écrire, tous ces gens – là, ici, partout – qui n’éprouvaient pas ce manque des mots qui me semblait pourtant si capital. Je me disais, Mais comment font-ils ? comment font-ils tous ces silencieux ? ces handicapés du mot ? leur vie a-t-elle encore un sens si elle ne s’écrit pas ? Je me sentais supérieure. Eux – tous les autres – ne se disaient pas, n’avaient pas même l’idée de se dire, et moi je savais. Je savais la force du Verbe, la puissance des phrases, la consistance des mots. Mais voilà qu’aujourd’hui je suis devenue l’une de ces gens. Je suis comme eux – comme eux tous, ces gens communs qui traversent la vie en silence, bercés par le vacarme du monde, brassant de l’air, étouffant sous les bruits sourds et brouillons du quotidien les appels secrets du cœur. Je pensais que j’étais différente parce que j’écrivais ma vie. Aujourd’hui, le temps où j’écrivais ma vie me paraît un souvenir lointain, presque incongru. C’était moi cette fille qui passait des soirées devant l’écran bleu de l’ordinateur à regarder le petit curseur noir égrainer les secondes et qui savais l’empêcher de clignoter en le noyant sous les mots ? Je me regarde en étrangère. Je ne me reconnais pas. Il me semble que je ne suis plus capable aujourd’hui de vivre en m’écrivant.

Il y a ce manque étouffé, si étouffé que je pourrais l’oublier et ne pas croire qu’il existe. Pourtant il y a ce bout de moi rongé. Je me regarde et je ne me reconnais pas. Il manque un bout de moi. Ce bout qui n’existe que dans les mots, ce bout que les mots font exister. Je sais au fond que vivre sans écrire, c’est faire l’autruche. Ne pas se regarder en face comme si on avait peur de se reconnaître. Et justement je ne me reconnais pas. Le silence parfois peut être assourdissant.

 Regards extérieurs, c'est ici !

Introduisez votre adresse e-mail
pour être averti lorsqu'un nouveau Regard sera ouvert :
InscriptionDésinscription
 
Il y a un an.
Il y a deux ans.
Il y a trois ans.
Il y a quatre ans.
Il y a cinq ans.
Il y a six ans.
Il y a sept ans.
Il y a huit ans.
Il y a neuf ans.
Il y a dix ans.
Il y a onze ans.
Il y a douze ans.
Il y a treize ans.
Il y a quatorze ans.