Jeudi 6 février 2014

Chez nous

Voilà, nous y sommes. Nous sommes installés dans la nouvelle maison. Il n'y aura plus d'ambigüité désormais quand on se dira au téléphone "je suis à la maison" – "Tu veux dire à la maison ou à l'appartement ?" La maison, c'est chez nous. Je l'ai expliqué à la Sardine : dans notre ancien appartement vivent maintenant une dame et un monsieur qui ont installé leurs propres affaires et on n'y ira jamais plus.

J'ai installé la Crevette dans son transat juste à côté de mon bureau. Elle me regarde taper sur le clavier de l'ordinateur et essaie de lever sa tête, tout en chantant et s'esclaffant. Nous avons disposé mon bureau entre le canapé et les bibliothèques. Lorsque je tourne la tête vers la gauche, je vois le grand mur gris de l'immeuble voisin et les arbres sans feuille du jardin. Lorsque je tourne la tête vers la droite je vois des gens qui marchent sur le trottoir, pressés par le quotidien, courant peut-être pour attraper le métro ou le bus. Hier, en rangeant les livres des enfants dans leur salle de jeux, je me suis dit que j'installerais bien mon bureau là-haut, pour avoir plus de clarté. Ou bien alors dans notre chambre, au rez-de-chaussée pour pouvoir voir la pelouse du jardin (quand elle sera plantée). Je ne sais pas trop en fait. Les habitudes sont à créer. Il nous faut creuser notre place, nous approprier les murs, dire sans hésiter "ici c'est chez nous". La première soirée dans la maison, après avoir lu des histoires, bu le lait, fait le câlin, j'ai accompagné la Sardine jusqu'à son lit. Elle m'a demandé "On fait quoi maintenant Maman ?" J'ai souri. "On dort, ma chérie, on dort ma chérie". Petit moment de flottement et d'incertitude. Même le rituel du soir est à réinventer. Les lumières ne sont plus au même endroit, les meubles ne sont plus disposés de la même façon. Il n'y a plus de rideaux sur les porte-fenêtres, mais des stores électriques sur les Vélux. Et on ne peut plus dire "N'aie pas peur, Papa et Maman sont juste à côté", mais "Papa et Maman sont juste en-dessous".

Cela sent le neuf et la peinture. Parfois, le soir, je regarde les photos de la maison lorsque nous l'avons achetée il y a plus de six mois. Des photos que nous avons regardé tant de fois durant l'été. Tout est tellement différent maintenant. Je pense souvent à la vieille dame qui y vivait. Elle ne reconnaîtrait rien puisque nous-mêmes sommes en train d'oublier comment c'était avant. Mais peut-être serait-elle heureuse d'entendre les rires de la Crevette, ses soupirs d'aise lorsqu'elle tète ou encore de voir la Sardine entamer des pas de danse en criant "Danse avec moi Maman, allez danse !" J'ai toujours su que les murs avaient une histoire. Et nous voilà désormais en train de leur inventer un nouveau scénario, un nouvel avenir.

Ces dernières semaines, voire ces derniers mois furent éprouvants. Il y avait entre nous quatre une tension comme électrique. Stress, énervement, irritabilité. J'avais l'impression qu'un courant haute tension circulait entre nous. La pile électrique, c'était moi, courbant le dos sous la fatigue. Ou bien c'était elle, petite Sardine se roulant par terre de rage pour une broutille (refus de mettre son manteau ou de se faire couper les ongles de pieds). Ou bien c'était lui, O. désireux de tout faire (le boulot, la famille, les travaux) et ignorant une lourde fatigue de surmenage. Ou bien c'était elle, petite Crevette recommençant à pleurer trois fois par nuit, comme un petit bébé au sortir de la maternité.

Peut-être que j'oublierai tous ces mois passés à courir les magasins de bricolage, à compter nos sous avant de payer des factures à plusieurs zéros, à regarder l'avenir en disant "et si ?" (et si on n'avait pas le prêt, et si on ne vendait pas l'appartement, et si les travaux s'éternisaient, et si, et si...), à emballer des cartons et à soupirer de découragement devant la tonne d'affaires inutiles accumulées pendant toutes ces années. Peut-être que j'oublierai tout ça, comme déjà j'oublie comment était la maison avant d'être à nous. Peut-être que j'oublierai aussi que j'ai fait tout ça en berçant un bébé de quelques semaines, petite Crevette qui se sera plus baladée chez Ikea ou le notaire qu'au jardin public. Peut-être que j'oublierai tout cela. Mais j'aimerais ne pas tout oublier quand même, car dans la confusion et la tension c'est notre nouvelle vie que nous avons commencé à écrire malgré tout. Notre nouvelle vie à quatre. J'espère qu'elle sera sereine, paisible et heureuse. Bien plus sereine, paisible et heureuse que les dernières semaines.

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