Regards extérieurs |
Mercredi 6 décembre - Paris, un kiosque à journaux du XVème arrondissement Il y a quelques personnes devant moi qui, sous cette pluie matinale d'une triste journée de décembre, attendent que le vendeur leur donne le journal qu'ils désirent. C'est un de ces petits kiosques verts, typiques de Paris, qui semblent arrachés au siècle dernier, même s'ils sont remplis de magasines au papier glacé et recouverts des nouvelles du monde moderne. Le vendeur a beaucoup à faire. Il n'est pas à l'intérieur de sa minuscule boutique, mais va au-devant des clients. "Le Figaro, Madame ?", affirme-t-il, sans donner à sa question une forme interrogative. La femme, une vieille dame avec un caddie rempli indiquant qu'elle sort certainement du Monoprix, acquiesce. Le vendeur a un air jovial et ouvert. Il parle peu, mais sourit à tout le monde. Il tend au Monsieur devant moi un journal dont je n'ai pas eu le temps de voir le nom. Le monsieur n'a rien demandé. Pourtant, il remercie le vendeur. Enfin, c'est mon tour. "L'officiel des spectacles, Mademoiselle ?". Là encore, ce n'est pas une question. Je n'ai qu'à accepter le guide en papier journal qu'il me tend et à répondre à son sourire communicatif. Comment a-t-il deviné que je voulais le programme des cinémas et des théâtres ? Cela se lisait-il sur mon visage ? N'aurais-je pas pu désirer Libération, ou bien le dernier numéro de Elle, ou encore une carte postale ? Mardi 5 décembre - Paris, dans le métro J'entre dans le métro. C'est déjà le début de la soirée et la grande heure de pointe est passée. C'est le moment indistinct où les hommes d'affaires rentrant de leur travail croisent les étudiants se préparant à aller à la séance de 20 heures au cinéma du coin. Je trouve une place libre et m'assois. Je lève la tête. Ce n'est pas un de ces étudiants en face de moi, mais un homme d'affaires. Il est habillé très élégamment : sous le veston, une chemise que l'on devine bien coupée et sans doute griffée par un grand nom de la couture, une belle cravate grise en soie fine. La légère barbe à peine naissante que l'on devine sur son menton, au lieu de lui donner un air négligé, lui assure une apparence virile et assurée. Mes genoux frôlent les siens. J'ai un gros sac sur mes jambes et j'ai peur de l'échapper sur ses pieds. Je ne voudrais pas attirer son attention de cette façon. Je ne voudrais pas que ce qu'il voit de moi soit ma maladresse. Je voudrais avoir le temps de courir chez moi et de remplacer mon vieux pantalon tout sale et mes grosses chaussettes par un belle jupe avant qu'il ne lève les yeux sur moi. Mais déjà voici le terminus - Place d'Italie. J'espère qu'il me suivra. Non, je tourne à gauche, en direction de la ligne 6. Lui va vers la droite. C'est trop tard. Je ne crois même pas qu'il m'ait regardée. Mercredi 29 novembre - ascenseur de la bibliothèque d'Evaville. La discothèque, qui permet d'emprunter toutes sortes de disques, se trouve au quatrième étage de la médiathèque d'Evaville. Un ascenseur moderne y mène tous ceux dont l'ascension pedibus ne tentent pas, voire effraient. L'ascenseur met toujours trop longtemps à arriver. Enfin descendu au rez-de-chaussée, à peine la porte automatique ouverte, que déjà une dame et moi nous engouffrons pour ne surtout pas perdre notre tour. La dame va au même étage que moi. Après avoir appuyé sur le bouton, la dame baisse la tête. Je fais de même. C'est toujours ainsi dans un ascenseur : surtout, personne ne se regarde, préférant fixer le bout de ses chaussures ou relire pour la dixième fois les instructions en cas d'arrêt impromptu de l'appareil. Porter un regard sur l'autre serait comme trahir son intimité, porter atteinte à son intégrité. Un seul regard porté sur autrui dans un ascenseur ressemble presque à un viol. Au deuxième étage, trois jeunes entrent dans l'ascenseur. Deux garçons et une fille, probablement âgés de 16 ou 17 ans. Soit par désir de provocation, soit par méconnaissance des codes implicites mais pesants de la société moderne, ils brisent la loi de l'individualité : les trois jeunes regards se fixent sur la dame située près des boutons d'étage. Leur effronterie les pousse même à s'adresser à elle : "Vous ne trouvez pas que les gens sont stressés ? Tout à l'heure, des personnes m'ont bousculé pour entrer plus vite dans l'ascenseur". La dame paraît surprise que l'on s'adresse à elle. Elle est troublée. Mais la loi du silence est rompue. C'est trop tard. Elle acquiesce aux paroles des adolescents. Arrivés au quatrième étage, elle finit même par prononcer quelques mots. En sortant, j'entends à demi voix "oui, vous avez raison". Je m'en veux d'avoir gardé les yeux sur mes chaussures et de n'avoir été, moi aussi, qu'une vieille égoïste. Lundi 27 novembre - dans les rues de Poulpeville.
C'est le soir. Un soir d'hiver qui fait tomber le soleil en oubliant qu'à 18 heures ce ne devrait pourtant pas être la nuit noire. Sur le long chemin qui me ramène à la gare, je revisite soudain la ville que je traverse à pieds pourtant si souvent. Je suis dans le noir. Les gens, dans leurs maisons, dans leurs salons, dans leurs chambres, ont la lumière allumée, transformant inconsciemment en salle de théâtre leurs habitations mystérieusement mises sous les projecteurs. Au détour d'une nouvelle rue, soudain, le temps s'arrête. Je participe à une histoire d'un autre âge. Un véritable salon proustien apparaît par une fenêtre. Des dames aux chignons blancs tirés avec dignité sur leur nuque et quelques rares messieurs en costume sont assis dans des fauteuils Louis XV. Ils tiennent chacun une petite tasse à la main. On s'attend à ce qu'ils lèvent le petit doigt avec cette affection qu'on donnerait à la pire caricature de l'aristocratie anglaise. Aux murs, il y a des tableaux magnifiques, dont une belle Marine qui attire mon attention. Lundi 13 novembre - quai de la gare près d'Evaville. La voix suave de la dame mécanique de la SNCF a retenti dans le haut-parleur : "Le train 19524, en provenance de Paris et à destination de Lycéville, départ initialement prévu à 8 h 22, est annoncé avec un retard de 59 minutes". Elle n'a pas le temps de s'excuser pour cet "incident" que déjà une bonne trentaine de voyageurs ressentent une haine profonde pour cette voix qu'en ce moment même ils ne trouvent pas suave du tout. Je vais m'asseoir dans la salle d'attente. J'entends l'attente autour de moi... "Ca me rappelle un voyage en Turquie, raconte une vieille dame à un monsieur qui par hasard a eu le malheur de se trouver à côté d'elle. Le train avait eu un accident et nous étions coincés dans une petite ville du Sud. Eh bien figurez-vous que l'agence de voyage a..." "C'est trop d'la balle, j'te le dis moi, on va rater la bio et les cours trop chiants de la grosse", jaillit une voix jeune d'une lycéenne qui crie fort pour que sa copine, qui a un baladeur sur les oreilles, puissent l'entendre. "Mouais, mais même si on a une excuse, on va quand même aller en colle. C'est trop dur. C'est nous qu'on sera responsable si on arrive en retard. Faut par rêver ma vieille", réalise la copine qui doit sans doute écouter la voix de la raison dans son walk-man. "J'te jure, le train n'est toujours pas parti. J'vais rater la correspondance. Putain c'est pas vrai ! C'est un mec qui s'est jeté sur la voie. Il a bien choisi son jour, celui-là !", s'exclame une voix en plein monologue passionné avec son téléphone portable. Des interprétations différentes du même phénomène. Des voix dissonantes recouvrant la même réalité. Des regards et des paroles discordantes autour du même fait. Et, entre toutes ces voix, j'entends soudain, du fond de mon imagination compatissante, la voix la plus grave : le désespoir d'un homme qui n'a plus voulu de sa vie et qui a lancé un dernier cri de douleur pour que tous les voyageurs d'un train puissent une dernière fois - peut-être la seule fois - penser enfin à lui. Vendredi 3 novembre - France Télécom, agence Luxembourg, Paris.
Il y a énormément de monde dans la grande agence du boulevard Saint-Michel.
N'en pouvant plus d'attendre, je me suis assise dans un coin, laissant ma
mère dans la file d'attente. Un homme entre, avec une jeune femme. Il a un
vieux pantalon avec de grandes poches et de bonnes vieilles baskets. La
fille est blonde. Elle a un pantalon noir très serré (on voit
la trace de son slip) et une petite chaîne métallique qui lui sert de
ceinture. Mercredi 1er novembre - depuis la fenêtre de la cuisine de Parentsville.
Une famille passe au coin de la rue. C'est la Toussaint. Ils vont à la
messe. Je connais, sans les connaître, ces gens que j'ai côtoyés pendant
vingt ans, à défaut de vraiment les fréquenter. Le père a un pardessus bleu
marine, un pantalon en toile blanc-crème, et un long parapluie en forme de
canne. Il porte un chapeau sur la tête. Il y a trois enfants. Tous les trois
habillés aussi en bleu marine. L'aîné, un garçon, a une culotte courte de
scout. La seconde, de gros collants blancs en laine et un serre-tête rouge
en velours dans les cheveux. La cadette, à peine âgée de quatre ans, porte
un ravissant manteau cintré à la taille par un petit noeud, et un chapeau
rond entouré d'un ruban vert foncé sur une toute petite natte tressée dans
les cheveux. La Maman n'est pas là. Où est-elle ? garde le petit dernier
malade à la maison ? Elle finit de préparer le repas et va rejoindre tout le
monde à l'église dans cinq minutes ? Elle en a eu marre des vacances à
Belle-Isle chez Belle-Maman et Beau-Papa et est partie avec son amant ? Non,
j'efface cette image de mon esprit. Elle ne correspond pas au tableau formé
par mes préjugés.
Mardi 31 octobre - centre commercial, près de Parentsville - à la caisse d'un magasin de chaussures.
Une jeune fille saisit au vol une vendeuse débordée. Il y a beaucoup de
monde dans la boutique, et tout le monde a l'air d'attendre sans avoir ce
qu'il demande. La jeune fille a une jupe violette très courte. Le far peint
sur ses paupières est de la même couleur que sa jupe. Si l'adolescente
n'était pas si jeune, elle serait presque vulgaire. Elle tient une grosse
bottine noire, avec de larges talons à la main. Elle explique à la vendeuse
que tout à l'heure elle a demandé à un monsieur à essayer ces bottes en 39,
mais qu'en fait elle s'est trompée et qu'elle voudrait plutôt une taille
au-dessous. La vendeuse demande de quel "monsieur" il s'agissait, étant
donné que deux vendeurs masculins travaillent dans la boutique. La jeune
fille rougit. On a l'impression qu'elle va dire un gros mot. "Le monsieur
noir", répond elle, très gênée. La vendeuse sourit : "mais, il n'y a pas de
mal voyons !" L'adolescente a cru que l'expression d'homme "noir" ferait d'elle
une personne raciste. Elle a confondu une particularité physique avec une
injure raciale. Le deuxième vendeur passe alors à côté de moi avec deux
boites à chaussures. Il est très blond et sa peau est claire, si pâle qu'il
semble presque malade. La jeune fille aurait-elle rougi si elle avait eu à
répondre : "le monsieur très blond" ?
Vendredi 27 octobre - 15 heures, Poulpeville. J'ai raté de peu le train qui me ramène à Evaville. Je l'ai vu partir devant mes yeux. J'ai plus de deux heures à occuper avant le prochain train. Je n'ai pas envie de retourner au lycée. Je marche dans la ville. Soudain, je passe devant un grand cube de verre suspendu au-dessus d'un petit bassin. C'est le nouvelle médiathèque qui a ouverte cette année je crois. |