Regards extérieurs



pour m'écrire
































































Pour avoir quelques explications,
allez jeter un coup d'oeil ici et puis aussi ici...



Vendredi 2 mars 2001 - dans le R.E.R.

Une bande de jeunes entre bruyamment dans mon waggon. Il n'y a que des garçons. Ils sont presque une dizaine. Tous en jogging et en baskets. Ils parlent très fort, crient, s'injurient, font des blagues qui sont comprises d'eux seuls. Ils sont très excités. Je n'ose pas imaginer la façon dont ils doivent se comporter dans une salle de classe, tant l'énergie qui les contient semble être inépuisable (et ce n'est pas le genre d'énergie que l'on met au travail).
Personne dans le train ne les regarde. Par peur sans doute que l'un de ces jeunes fous ne franchisse le monde qui les sépare de tous ces gens bien vêtus et bien sérieux réunis autour d'eux. Ils empêchent les quelques personnes de lire et même de discuter entre elles, tant leurs cris sont violents. Mais personne ne dit rien.
Mais l'un des jeunes regarde soudain ses camarades et s'exclame en prenant un air exaspéré : "ah ces sales arabes ! c'est vraiment que des sales étrangers !" Prenant le même ton, un autre ajoute : " Ces jeunes de Saint-Denis, ils sont vraiment pas sortables !"... Tous se marrent.
Au fond, ils ont tout à fait conscience qu'ils dépassent les limites, à tel point qu'ils intériorisent les discours qu'ils devinent - ou plutôt supposent - dans les esprits des gens. Ils savent qui ils sont pour les autres et se jouent de cette image, s'amusant à offrir le cliché qu'on se forge d'eux. Chacun son rôle, chacun son image, chacun sa prison. Les uns sont nécessairement de dangeureux voyous, les autres inévitablement de vieux croutons racistes. Grande lucidité sur le regard des autres ou pathétisme ?



Lundi 22 janvier 2001 - Dans le train pour Poulpeville.

Un petit groupe de quatre jeunes filles sont sur les fauteuils à côté du mien, de l'autre côté de la rangée. Elles parlent fort, car c'est la seule façon qu'elles connaissent pour communiquer avec autrui. La conversation part dans tous les sens : la difficulté psychologique d'une rupture sentimentale, ce connard de Jean-Michel, le devoir sur table de jeudi en anglais...
Soudain, à l'initiative d'une des copines, en train de réviser son cours de français (tout en suivant attentivement la discussion à propos de Jean-Michel, bien entendu), un animé débat stylistique et étymologique éclate :
- On dit "chez Carrefour" ou bien "à Carrefour" ?
- CHEZ Carrefour ! C'est sûr : tu vas chez le coiffeur, et pas au coiffeur, donc tu vas chez Carrefour ! Logique !
La logique capillaire ne persuade pas la fine lettrée :
- Z'y va ! On dit A Carrefour ! Elle raconte quoi celle-là ! C'est pas parce que tu vas CHEZ le coiffeur que tu peux pas aller A Carrefour !
La question est épineuse. Il faudrait peut-être convoquer l'Académie Française. C'est une vraie "disputatio" : les interlocutrices mettent tant de vie dans le débat qu'on se croirait à une de ses controverses du Moyen-Age où les ecclésiastiques s'entre-déchiraient sur la question du sexe des anges ou sur celle des preuves de l'existence de Dieu.
Même enthousiasme. Même implication. Mais l'époque est devenue triviale. Un hypermarché a pris la place de Dieu et un coiffeur celle des anges. Le prosaïque a pris la place du métaphysique.



Vendredi 19 janvier 2001 - Une des caisses du supermarché Carrefour

Il y a beaucoup de monde dans la file d'attente. En majorité de gros caddies remplis à ras bords. Et puis, derrière moi, une jeune fille qui dépose sur le tapis roulant un seul objet. Un objet qu'elle semble fière d'acheter et qu'elle ne veut cacher à personne : une boite de tampons hygiéniques. C'est la première fois qu'elle en achète, à n'en pas douter. Attendre un quart d'heure dans la file d'un supermarché bondé en est la preuve irréfutable : c'est le sacrifice originel, ultime gage qui la transportera irrévocablement dans le monde des Femmes - ce monde qu'elle frôlait depuis quelques mois et qui lui a enfin été ouvert par la nature. N'osant pas me retourner pour la dévisager, je ne vois d'elle que cette main crispée sur la petite boîte blanche. Pourtant je devine la fébrilité de son regard et l'impatience de ses gestes.
Enfin, c'est son tour.
- 18,45 F, s'il vous plaît ! articule la caissière, d'une voix mécanique.
- C'est que..., bégaie la jeune fille d'une voix timide et déçue, ma mère ne m'a donné que 16 F.
- Je ne peux rien faire pour vous alors, s'il manque 2 francs 55...
La jeune fille, dépitée, lâche enfin la boite qu'elle avait tenue serrée dans sa main vingt longues minutes. Elle est contrainte de laisser là l'objet initiatique, retardant encore un des rites de la féminité.
J'ai envie de lui donner les maudits 2 francs 55.



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