Regards extérieurs

Pour avoir quelques explications,
allez jeter un coup d'oeil ici et puis aussi ici...



Fin août 2002

- devant un photomaton de la gare d'Evaville

















identité
Je viens de me faire prendre en photos dans une de ces machines parlantes. La dame à la voix mécanique cachée dans la cabine m'a dit d'appuyer sur les touches, de lever mon siège, de mettre mes pièces de monnaie dans la fente et de sourire à l'objectif. Non, elle ne m'a pas dit de sourire, mais je l'ai fait quand même. Et maintenant j'attends de voir mon sourire immortalisé en quatre exemplaires de papier glacé dans les cadres blancs d'une identité officialisée.
Devant le photomaton d'à côté, j'entends deux femmes râler. L'une doit avoir 45-50 ans. C'est elles qui se fait photographier. L'autre est beaucoup plus âgée. Probablement sa mère. Toutes les deux ont cette simplicité des femmes qui vivent à la campagne et qui regardent chaque soir Julien Lepers sur la troisième chaîne (qu'elles appellent encore FR3) pour "se cultiver un peu" entre l'épluchage des haricots vers et la préparation de la soupe du soir. La femme qui a joué les modèles devant la vitre sans teint du photomaton a visiblement l'air vexé. Elle est assaillie à la fois par la colère et le désespoir, comme si une catastrophe insupportable venait de se dérouler derrière le rideau orange et tout pelucheux de la cabine. Une photo d'elle vient de sortir de la petite cavité soufflante de la machine. On voit son visage, représenté au coeur d'un mauvais dessin figurant un corps musclé, avec un gros tatouage plein de vulgarité sur le bras. J'ai du mal à contenir mon rire. La femme s'est trompée de bouton et a sélectionné une des photos fantaisie prévues par la machine à la pointe de la modernité (et du mauvais humour). La scène est grotesque. Il y a d'un côté cette femme perdue et dépassée par la technique la plus basique qui attend une photo d'identité pour mettre sur sa carte d'allocations familiales. Et de l'autre côté, il y a cette machine qui se fout littéralement d'elle et qui pourtant n'a pas même de conscience et de regard pour pouvoir se gausser de cette blague qu'elle fait à la pauvre dame. Une machine automatique qui se moque d'une petite mamie d'un autre temps, c'est cruel. Voilà la cruauté de la technique moderne à l'état brut.
J'ai pitié des deux femmes et je viens à leur aide.
- Ah, c'est gentil Mademoiselle. Vous êtes plus douée que nous. Voilà la deuxième photo idiote que le photomaton me sort. La première, c'était moi dans un coeur rouge avec Brad Pitt.


Mercredi 10 juillet 2002

- dans le TGV (voiture bar)







le TGV Paris-Nice
Trois jeunes sont assis face à l'une des grandes fenêtres de ce wagon-bar configuré différemment des autres, avec ses grandes baies vitrées de chaque côté. Deux garçons et une fille. La fille est au milieu d'eux. Ils ont plutôt le style des étudiants branchés, fils de Papa qui paye l'école de commerce. L'un parle de son IUT. L'autre de la super soirée de samedi soir avec Nico. Il y a quatre canettes de bière vides sur la table (et il n'est pas encore midi). On vient de passer Marseille. Toute la côte méditerranéenne entre Cassis et Toulon s'étale devant les regards. Les trois étudiants sont enthousiastes : P'tain, t'as vu ce bleu ? et le voilier blanc là bas ? Je peux pas croire que ce matin on était dans la grisaille de Paris."
La fille décrit ce qu'elle a mis dans sa valise :
- J'ai pris deux maillots de bain, quatre robes...
- Très très petites, les robes, j'espère, dit le type à sa gauche, en lui posant sa main sur le genou.
- Non, non, elles sont toutes très longues, répond la fille, pas dupe. Il faut bien montrer qu'une fille a pour rôle de modérer les ardeurs des garçons. Pourtant, même si son discours officiel dit "non", elle fait mine de ne pas voir la main sur sa cuisse. Il faut refuser les avances, mais pas trop tout de même.


Mercredi 10 juillet 2002

- dans le TGV en direction de Nice-Ville















Train à Grande Vitesse
Je suis assise à la place 96 de la voiture 15, quasiment en tête de train. A la place 95 à ma gauche (côté couloir) était assis un homme d'une trentaine d'années, probablement médecin au vu du petit dossier sur les hépatites B qu'il a feuilleté avant que le train ne parte. Très vite il a rejoint au bar le camarade avec qui il semblait être (et qui a eu en lot la place 101, quelques rangs plus loin). En face de moi, aux places 97 et 98, une petite fille et sa maman. L'enfant doit avoir deux ans. Elle a un petit serre-tête blanc dans les cheveux et un gilet rose avec des fleurs brodées. Toutes les cinq minutes elle demande si on est bientôt arrivé, et toutes les cinq minutes sa mère lui explique qu'elles ne vont pas chez Papi et Mamie, là où il y a les vaches, mais au bord de la mer, bien plus loin, chez Tatie Jackie. La mère a vingt ans à peine. Le père, entr'aperçu avant le départ du TGV, ne semble pas plus âgé. Elle ressemble à ces élèves de STT que j'ai dans mes classes - ces adolescentes au maquillage souvent trop soutenu qui sont soumises trop tôt à des responsabilités d'adultes. Mais la jeune fille ne joue pas à la mère, elle l'est vraiment. Elle laisse sa fille s'amuser et babiller, mais régulièrement elle la rappelle à l'ordre : "Attention, ce n'est pas parce que je rigole avec toi que tu as le droit de tout te permettre. Einh, tu le sais, ça ?" Quand la contrôleuse est passée, tout à l'heure, la fille a présenté ses billets, mais elle avait oublié sa carte de réduction. Pendant que la femme de la SNCF remplissait les papiers de l'amende, j'ai appris que la mère et l'enfant étaient du 93 - Neuf-Trois, dit-on dans la banlieue nord de Paris - et que la jeune femme était "madame" et non pas "mademoiselle". Dans leur sac en plastique, sur la petite table, il y a le pique-nique du midi, déjà fortement entamé, même s'il est à peine 9h30 (la mère a mangé une pomme et la petite fille la moitié d'un sandwich) et un cahier avec des crayons de couleur. J'ai aussi aperçu un petit biberon et un sac avec des couches.
Moi, avec mon numéro de Treck Magazine, ma polaire et mes grosses chaussures de randonnée, j'ai l'impression d'appartenir à un autre monde que cette jeune maman. Même si elle est plus jeune que moi.


Jeudi 27 juin 2002

- dans le R.E.R.






















- Allo ? oui c'est moi, je suis dans le train
C'est la fin de la journée. 18 heures : l'heure où le R.E.R. est plein de ces gens qui rentrent dans leur banlieue. Les corps humides et flasques sont avachis sur les banquettes oranges. C'est l'été, il fait chaud, et tous les voyageurs ont la semaine presque entière ratatinée dans la fatigue de leurs muscles. C'est le silence complet. Personne ne parle jamais dans un R.E.R. à 18 heures. Il y a les mots croisés de Femme Actuelle à finir avant d'être arrivé au terminus et le dernier Christian Jacq à dévorer entre deux stations.
Dans le silence absolu, une sonnerie débile de téléphone retentit. C'est la Walkirie en version électronique de portable. Sonorité insoutenable même pour le plus amateur des mélomanes. Une voix masculine répond. De là où je suis, je ne vois que la nuque de l'homme.
- Allo... Ah, c'est toi ?... Oui, je suis dans le train, là...
La voix est assurée, un brin prétentieuse.
Soudain, à l'autre bout du wagon, une autre sonnerie retentit. Cette fois, ce sont les Quatre Saisons de Vivaldi. On a le droit à une bonne partie du "Printemps", le propriétaire n'arrivant pas à mettre la main sur son téléphone portable, caché au fond du sac. Enfin, l'horrible musique cesse et une voix féminine se fait entendre dans le silence du train.
- Allo... C'est moi.... Je suis dans le R.E.R. en ce moment...
La voix est claire et limpide. La femme qui parle est quelque part derrière moi. Je ne le vois pas, mais j'entends distinctement sa conversation. Pendant ce temps, l'autre, la voix masculine à la nuque prétentieuse continue :
- Oui, tu viens me chercher en voiture... Je t'attendrai, c'est ça...
On n'entend pas l'autre bout du fil, mais on entend l'autre bout du wagon. Le bout féminin derrière mon dos :
- J'arrive dans 10 minutes à peine... T'es où, là ?... T'es encore à la maison ?
La voix masculine superpose à peine la voix féminine. On dirait une vraie conversation, d'un bout à l'autre des banquettes en simili cuir orange.
- On saute dans la voiture dès que je sors de la gare... Non, on ne va pas être en retard, voyons... (la nuque devant moi)
- T'oublie pas d'acheter le pain pour ce soir... Einh, tu y penses, dis ? (la voix claire derrière moi)
On peut ré-écrire l'histoire de la musique. Grâce à la technologie moderne, Wagner peut désormais répondre à Vivaldi.


Vendredi 14 juin 2002

- dans un Intermarché de campagne
























les moustequaires de la distribution
Sur le chemin de ma maison de vacances, je me suis arrêtée à l'entrée d'un petit village, dans le supermarché qui constitue la sortie hebdomadaire des habitants du coin. C'est un Intermarché. C'est le magasin dont la pub dit qu'il est le "mousquetaire de la distribution". Je n'ai jamais vraiment compris ce que cela voulait dire. Ici, dans les Intermarchés de la région, il y a toujours de vieux couples, elle avec sa blouse à fleurs, lui avec sa casquette bien plantée sur la tête. Il y a aussi des femmes seules qui font les courses de la semaine, pendant que le mari est au boulot.
C'est l'une d'elles qui est devant moi. Elle a une corpulence imposante et des lunettes assez sévères. Elle ressemble à la bonne femme qui présente le Maillon Faible sur TF1 : même bonhomie, même physionomie, l'air faussement strict en moins. Son caddie est plein. Il y a des patates, des saucisses de Strasbourg, des coquillettes Lustucru, du lait UHT demi-écrémé, des lames de rasoir Gilette, et puis aussi Paris-Match avec Jean-Paul Belmondo en couverture. Elle parle à la caissière d'un ton enjoué.
- J'ai mon petit-fils chez moi, en ce moment. Il me réveille la nuit. Il est si petit. Il faut lui donner le biberon. Je ne suis plus de toute jeunesse pour faire ça.
- Je connais ça ! Et c'est jamais le mari qui se lève, einh ?
- Non, en effet. A croire qu'il n'entend rien et qu'il n'a pas d'oreille.
- Ah ce sont tous les mêmes ! Et le bébé, il se rendort vite ?
- Oui, mais moi, j'ai du mal. A trois heures du matin, ce n'est pas évident de retrouver le sommeil. Je me demande comment j'ai pu faire ça avant, avec mes enfants.
La dame se plaint apparemment. Mais elle a un grand sourire. On sent qu'elle est fière de s'occuper de son petit-fils. C'est son premier petit-fils et pour rien au monde elle ne remplacerait ses têtes à têtes nocturnes avec le bambin. Mais il faut tout de même qu'elle ronchonne un petit peu pour la forme.
- Ça fera 53 euros 95.
La cliente paie. Elle a toujours ce sourire indéfinissable aux lèvres. Enfin, elle avoue. Elle avoue le plaisir inavouable.
- Enfin, c'est bien agréable d'avoir un bébé à la maison, n'est-ce pas ? Il ne sait pas ce qu'il manque, le mari, quand il ne se lève pas pour câliner ce petit bout de chou !.
La caissière acquiesce. Entre femmes, elles se comprennent. C'est un petit être vivant de quelques mois qui les unit. Pas un Mousquetaire de la Distribution.


Mardi 12 juin 2002

- chez le réparateur de cycles























A bicyclette, avec Francis, Paulettte et Sébastien
Je suis venue porter mon vélo qui a les deux roues complètement mortes dans cette petite boutique, située à l'autre bout de la ville. Le type qui répare les vélos ne peut pas me recevoir maintenant. Il est en pleine conversation avec deux hommes en costume-cravate. Je comprends que ce sont des représentants de commerce venus lui vendre des barres énergétiques hautement "performantes". Il n'est manifestement pas intéressé. Il fait signe qu'il en a déjà plusieurs marques à vendre dans une petite vitrine à côté des accessoires pour VTT. Mais les deux hommes continuent leur baratin. Intarissables. Enfin, il y en a surtout un qui parle. Celui qui est plutôt gros et manifestement plus âgé. L'autre l'écoute en suant à grosses gouttes dans son costume gris.
Mes yeux se fixent sur ce dernier. Sa présence est presque insolite dans cette petite boutique en désordre où des cycles traînent un peu partout entre la devanture et l'atelier de réparation à l'arrière. On dirait un "Parisien". Un type qui travaillerait à la Défense par exemple, et pas dans un bled perdu de province. Il tient un téléphone portable dans la main gauche et ses chaussures sont parfaitement cirées. Oui, vraiment, il est impeccable. Il n'a probablement jamais mis les pieds sur un vélo. Le dimanche, il doit plutôt jouer au tennis à Forest Hill. Et on voit bien qu'il n'en a rien à faire des barres de céréales à la con qu'il est obligé de fourguer à ce petit vendeur de vélo de ce trou. Merde, il va les acheter ces foutues barres, ou quoi ?
Le vendeur de vélo part quelques instants dans le fond de la boutique. Les deux hommes se retrouvent tous seuls. Il y a moi aussi, derrière eux, mais il est certain qu'ils ont oublié ma présence la minute suivant mon arrivée. Le petit jeune qui transpire dans son costume gris pourrait enfin lâcher ce qu'il a sur le coeur à son collègue (qu'il nous fait chier, l'autre enfin, à pas vouloir de nos putains de produits et qu'on va pas y passer la nuit, parce que je dois être à Paris ce soir, moi). Mais non. Il ne dit rien. Il regarde ses pieds. Stoïque. Ignorant la sueur qui perle sur ses joues. Son école de commerce l'a préparé aux pires des supplices. Il est peut-être plus valeureux qu'un Maillot Jaune du Tour de France, finalement.
Le vendeur revient. Le gros commercial affable remet ça : Je vous explique la gamme de produits que nous allons proposer dans les prochains mois ? Le commerce, ça marche à l'usure du client. Tant pis si les costumes, à la fin de la journée, sont tachés de sueur.

Acte I
Acte II
Acte III
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