21 juin 1999

Bonjour Fred !

C'est le premier jour de l'été aujourd'hui ! Je veux voir un grand sourire sur ton visage... enfin dans tes yeux... enfin sur ton écran (14'')... enfin sur ce que je peux voir de toi ! Il se passe de grands changements dans ta vie. Tu sens que tu es arrivé à un tournant, et tu ne sais pas très bien comment prendre le virage. J'aimerais t'aider, mais je ne peux pas, je suis loin - loin, loin, dans le monde virtuel, là où tout est léger... car que peuvent bien peser quelques méga-octets (quand bien même ils se compteraient en giga-octets) à côté des vrais soucis de la vraie vie vraiment réelle ? A défaut de pouvoir t'aider, j'aimerais penser que les choses qui t'arrivent et qui t'empêchent d'écrire aussi souvent ici, sont des choses merveilleuses - si merveilleuses qu'elles n'ont pas besoin d'être écrites, d'êtres décrites, mais demandent simplement à être vécues. J'aimerais juste que ce soit un grand bonheur (oui même un bonheur sans moi) qui t'empêche d'écrire, et pas des tracas réels trop réels...

Mais soyons gais, c'est le premier jour de l'été ! Tant pis si tu n'as pas le temps d'écrire, j'attendrai... Tu as le temps tout de même de me lire, n'est-ce pas ? Alors voici ce que j'ai pu écrire loin de toi (enfin, encore plus loin que toi d'habitude), sur le petit portable que tu connais bien...

***

Voilà presque un mois qu'on a commencé notre site, et je vois bien que grâce à toi/à cause de toi/malgré toi (à toi de choisir ce que tu préfères), j'ai repris l'écriture quotidienne d'un journal. Ecriture pour toi peut-être nouvelle, mais pour moi pas tout à fait inconnue, bien qu'elle soit restée silencieuse pendant plusieurs mois, si ce n'est plusieurs années.

Ce week-end loin d'Internet m'a fait un peu réfléchir sur cette aventure dans laquelle je suis en train de me lancer avec toi. Ou plutôt sur les aventures quelque peu analogues, mais en même temps tout à fait différentes car parfaitement banales, qui m'ont accompagnée avant l'arrivée d'Internet dans ma vie. Ces aventures tiennent en trois cahiers d'écolier, plus un petit carnet noir fermant soigneusement ses secrets avec une clé en forme de coeur. Oui, ce sont mes vieux journaux intimes de fillette et d'adolescente que j'ai ressortis du fond d'un placard. Ils étaient couverts d'une mince couche de poussière - celle du léger grain des années qui passent sans qu'on s'en aperçoive. Et j'ai bien mis une heure avant de mettre la main sur la petite clé du premier carnet ! J'ai tout lu presque d'une traite. Ca m'a pris toute une journée. Et ça m'a fait comme un choc. Imagine un peu : dix ans de ma vie ainsi étalée sur des centaines de lignes - dix ans d'émotions, de larmes, de douleur, de joies. J'ai revécu des petits événements que j'avais complètement oubliés. Ce qui m'a le plus frappé, c'est de voir l'évolution qui a été la mienne à travers ces années. J'en doutais, pourtant je peux te dire maintenant que j'ai véritablement changé. Plutôt en bien en fait, ce qui là aussi est rassurant. Cela m'a amusé de relire toutes ces pages à l'écriture maladroite et incertaine, malgré la fébrilité de la plume tenue par la petite main qui était la mienne. Les fautes d'orthographe, les petits dessins dans les marges, tout ça m'a fait sourire. Tout comme la petite critique que j'avais pu faire de La Nausée de Jean-Paul Sartre quand je l'ai lu à 14 ans, ou l'étiquette de mon premier soutien-gorge que j'avais collée méticuleusement dans mon carnet à verrou ! C'est un trésor, crois-moi, toute cette vie condensée dans ces pages. Le plus touchant, en relisant toutes ces lignes d'un coup, c'est de voir d'une page à l'autre, d'un mois à l'autre presque, les progrès que j'ai pu faire et la maturité que petit à petit j'ai pu acquérir, sans bien m'en apercevoir. Au début, je ne faisais que raconter les petits tracas de la vie quotidienne - par exemple, des choses du genre : " demain on a un contrôle de maths ", ou encore " aujourd'hui le garçon qui me plaît m'a regardé ". Puis, au fur et à mesure que je grandissais, je me suis mise à écrire différemment : les pages sont devenues plus introspectives, plus sincères, plus profondes, plus philosophiques aussi. J'ai été étonnée de voir quelles questions je me posais déjà à 15 ou 16 ans. La plupart du temps c'est pompeux, lyrique et pas mal naïf, mais quelque fois il y a une certaine maturité dans ce que j'ai pu dire qui m'étonne moi-même - enfin qui étonne la personne que je suis aujourd'hui devenue.

Je voulais te recopier ici quelques passages de ma vie d'antan, histoire que tu puisses un peu mieux compléter mon puzzle (et rigoler un bon coup aussi !). Mais ce n'est pas facile à choisir ! J'ai spontanément écarté tous les passages qui malgré le recul me font un peu honte - les lignes un peu trop emphatiques par exemple. Et puis aussi les moments trop intimes - car il ne faut pas exagérer, même si après dix ans il y a prescription, un secret reste tout de même un secret ! Je veux aussi te faire grâce de toutes les pages trop noires et mélancoliques.

Finalement, j'ai donc décidé de te raconter une petite aventure insignifiante qui m'est arrivée l'été de mes treize ans, et que j'ai consigné dans mon premier carnet - celui à verrou. J'ai trouvé ça trop mignon. C'est pour te donner une idée des préocupations d'une petite fille, et te montrer combien le plus petit incident peut devenir une catastrophe. Je ne sais pas si tu vas tout comprendre - moi-même je n'ai pas tout saisi ! Enfin, pour te poser un peu la scène, ça se passait dans un petit village de campagne, où je retrouvais chaque année deux filles de mon âge avec lesquelles nous nous lancions dans de grands jeux - nous nous déguisions, faisions de la radio (en s'enregistrant sur des cassettes), le tout au milieu des blés ou des prunes, selon la période de l'été. Je n'ai rien changé, et j'ai scrupuleusement recopié les fautes d'orthographe et de style qui, je trouve, font tout l'intérêt de l'histoire. J'ai juste modifié les noms propres. Alors voilà :

"Mardi 23 août à 21 h 40.

Encore, encore une dispute. Toutes les années, c'est pareil. Je t'explique : Bérangère, Valérie et moi sommes toujours ensembles, ici, à Moutiers. Nous sommes de bonnes copines.
Et puis aujourd'hui...
Hier, pourtant on avait fait une fête, très bien réussie...
Aujourd'hui, donc, Bérangère avait décidé d'enregistrer. Nous (Valérie et moi) nous ne voulions pas rester enfermer. On a donc monter la tente. Jusque là, tout va bien. Et puis, il y a eu l'histoire du vélo - mon vélo - qui s'est cassé. Rien de grâve... On va quand même chez moi, pour montrer les dégats, réparés, à mes parents. Du coup, Bérangère était restée toute seule. Vu qu'elle était partie, nous sommes allés là chercher chez elle. Elle est sortie, et nous a crié qu'elle avait du prendre le plat de prunes toute seule. C'était pas la première fois que ce genre de choses arrivait. Mais nous ne voulions pas faire comme si il ne s'était rien passé. Si elle nous faisait la tête, pourquoi ne pas la faire aussi ? C'est ce qu'on a fait. On a dit du mal d'elle, dans son dos. La-t-elle entendu ? Néanmoins, elle a rembalée toutes ces afaires. Une fois qu'elle a été parti, on disait que nous étions contentes. Etait-ce vrai ?
Oui, mais elle avait oublié de me rendre ma péruque (une vieille péruque qui nous a fait bien rire). On est allé chez elle, on l'a appelé. Rien. Valérie à crié : " la péruque ! " Elle est sortie en disant qu'elle ne la donerait pas. On est rentré. Et ça a éclaté. Bérangère a traité Valérie de " conasse ". Celle-ci, a éclaté en sanglot. La grand-mère n'y comprenait rien. On est parti, pleurant avec mes afaires. Valérie pleurait. J'essayais de la consoler. " Qu'est-ce que j'ai fait ? ", disait-elle. Elle voulait savoir pourquoi tout lui retombait sur le dos. On voulait lui parler, à Bérangère, mais on a pas osé. Alors on lui a écrit, on lui a tout expliqué.
Que va-t-elle faire ? Elle a sûrement beaucoup pleuré. Qu'est-ce que je veux, moi ? Etre son amie, ou pas ? Je ne sais même pas.
Quelle va être la suite ? Je veux qu'on se réconcilit. Ca serait plus sympa. Oui, mais... comment ? "

" Oui, mais comment ? ", te demandes-tu toi aussi Fred ! Quel suspens, hein ? Que va-t-il donc se passer ? Qu'est devenue la perruque ? Et les prunes sont-elles bien rentrées ? J'arrête de te tenir en haleine, et te recopie la suite...
" Mercredi 24 août à 19h35.

Bérangère a répondu. Elle a donné cette lettre à Valérie pour Valérie et moi. Tout va bien donc. On est comme avant. Aujourd'hui, on a presque rien fait. A part, en fin d'après-midi, une partie de Trivial Pursuit (...) "

Voilà, la conclusion est un peu abrupte, après le suspens torride atteint au paroxysme de la dispute. Mais les colères d'enfant durent aussi longtemps qu'un orage dans un ciel d'été, tu dois savoir ça, toi. Mais le plus adorable, c'est la lettre de Bérangère, que j'ai collé dans mon cahier. Je n'ai pas les copyrights, mais je te la recopie quand même, car ça devrait t'amuser. Le style de Bérangère est assez différent du mien, tu vas voir :

" Eva et Valérie,

Vos pensée sont fausses car j'ai un carnet secret et la lettre ira dedans. C'est bien de m'écrire car de toute façon j'en été sûre.
Je n'ai pas tout mis sur le dos de Valérie mais toi (Eva) tu es moins " culotée ". Je suis d'accord avec vous, ça ne peut plus durer. Eva : pourquoi riais-tu quand je suis venue te chercher (les petits sourires en coin et en douce, ça ne me plaît pas trop). Ce que je veux que vous fassiez c'est :
- écoutez un peu les conseils.
- venez me chercher à 14 heures aujourd'hui.
- essayez de changer votre caractère, je ferais pareil pour moi.
On est trois, on se voit que 2 ou 3 semaines par an et on trouve encore le temps de s'engueuler, on devrait, pour quelques temps, essayer de s'entendre. Mais là vous avez dût comploter quelque chose ensemble car Eva tu n'étais pas comme ça avant.
Ce que je n'ai pas apprécier c'est que vous ne m'attendais pour rien si vous partez quelque part, en vélo, à pied... demandez-moi si je veux venir et je ferais pareil pour vous. Vous auriez aussi pu m'aider à ramasser les prunes... On aurait été chez Eva après.
Voilà je vous ai répondu. Je vous pardonne mais si ça recommence ce sera terminé pour vous.
Salut.
Bérangère. "

Voilà, c'était un peu long. J'espère ne pas t'avoir trop ennuyé, mais plutôt amusé, voire instruit. Il faut que tu apprennes un peu comment raisonnent les fillettes de 13 ans, ça peut te servir un jour dans ta vie de Papa ! C'est fou ce que c'est susceptible une fille : il suffit que sa copine ne l'aide pas à ramasser les prunes, et ça y est c'est la guerre mondiale !

Allez, c'est tout pour cette retombée en enfance ! A bientôt.

Eva.


Salut Eva,

Allez, ce soir c'est la fête et il n'y a pas de raison pour que ce ne soit que la fête à la musique... pourquoi pas la fête à tous ceux qui ont en envie...

Donc, ce soir, j'ai envie de te répondre ici-même et pas d'attendre demain ou après-demain pour te laisser un "court" petit mot ! Mais un petit mot peut-il être long ?

Ton message a réussi à me (re)donner le sourire pour la soirée, ne t'inquiète pas, comme tous ceux qui l'ont précédés et tous ceux qui le suivront... mais je ne me sens pas bien dans mon assiette en ce moment, parce que peut-être les grands bonheurs comme tu dis, n'ont pas besoin d'être décrits mais simplement d'être vécus (j'espère que tu resteras pour y participer même virtuellement !).
Mais les changements quels qu'ils soient (tu es bien placée pour le savoir, toi, en ce moment !!!), ne se font pas sans casser ce qui a été, parfois, patiemment construit, à plusieurs, pendant des années... et on ne peut pas se "débarrasser" de son passé, même de ce que l'on ne souhaite plus vivre au quotidien, il faut l'assumer !!!
Est-ce que, pour autant le bonheur sera au rendez-vous, personne ne le sait, et pourtant il faut plonger, et j'ai l'impression d'avoir fait ces derniers jours un pas décisif, d'avoir enfin mis le doigt dans cet engrenage qui va me laminer ou me sauver... Qui sait ? Là encore, personne !!!

L'oisiveté donne du temps pour penser, trop, peut-être, mais réfléchir aux conditions dans lesquelles tu vis est-il un bien ou un mal ? Elle te place dans les conditions idéales pour franchir des étapes décisives plus qu'à tout autre moment où la course poursuite avec la vie ne te laisse que peu de minutes de répit.

Comme dans le pire des thrillers.
Et si la vie était autre chose qu'une suite de compromis, de frustrations, de disputes...

C'est la fête disais-je... mais ça n'en prend guère le chemin à m'écouter. Je ne sais même pas s'il faut être plus clair dans mes explications, si tu as envie d'en savoir plus, ou si tout ça est définitivement trop sombre et trop personnel pour t'être imposé ici ou là ???

Mais, les plus belles roses (celles que tu as acheté l'autre jour au marché !!!) ne poussent pas ailleurs que dans la terre, et ne vivent que grâce à la décomposition de celles qui les ont précédées...

C'est la vie !!!
Elle est parfois triste parfois belle, elle peut être les deux en même temps, la mienne risque bientôt de l'être...
Voilà, je te rends ton petit carnet ! Tu as remarqué que nos deux histoires dataient de la même époque : dix ans de nos deux vies que l'on est en train de se repasser en accéléré...

Allez, "aux jours plus bleus"... ou plus rose !
Ciao, Fred !

P.S. Mais comme tu le souhaites tout en haut de la page :
un grand sourire pour la jolie Madame

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