Fred,
Voici mon premier week-end seule à Evaville qui s'achève. C'est la première fois, depuis que je suis ici, que je reste tout le samedi et tout le dimanche ici, sans inviter personne ou sans aller à droite ou à gauche. Je m'étais dit qu'il fallait que je travaille un maximum ce week-end pour rattraper un peu mon retard, et comme lorsque je retourne à Paris ou dans ma famille c'est impossible d'ouvrir un seul bouquin, je me suis forcée à rester ici.
Mon premier week-end à Evaville. J'ai l'habitude de passer des week-ends seule. Les années passées, je restais souvent toute la semaine à Paris pour travailler tranquillement. Mais c'était pas pareil. Je ne me sentais pas seule. Je savais qu'il y avait toujours quelqu'un à appeler ou quelqu'un chez qui aller, même si je ne le faisais pas. Là, il n'y a personne. C'est drôle d'être dans une ville où l'on connaît personne. Le monde devient soudain si grand. Les possibilités si ouvertes.
Au lieu de bosser, j'ai passé une partie de mon week-end à observer comment les gens vivent ici, le week-end. Pour se sentir chez soi, il faut apprendre à regarder les autres. Alors je me suis mélangée aux Evavillois le samedi, en remontant et descendant la grande rue commerçante. Je les ai regardés à la médiathèque choisir des vidéos pour leur soirée. Je les ai écoutés devant le poissonnier se demander s'ils allaient acheter ces belles huîtres qui étaient en promotion. Je les ai vus à la terrasse des cafés prendre les derniers rayons du dernier soleil d'automne. Et puis aujourd'hui, dimanche, je les ai suivis dans les petites rues du vieux Evaville. Je suis descendue avec eux jusqu'au grand fleuve qui traverse la ville.
Et là, quand j'ai aperçu le fleuve, j'ai cessé de regarder tous ces gens. J'ai observé le fleuve. Ce n'est pas la Seine parisienne. Celle-ci est sage, disciplinée, roulant doucement sous la multitude de ponts qui l'enjambent. Le fleuve de ma nouvelle ville est sauvage et incertain. Il n'y a pas vraiment de quai : le rivage est composé de sable et d'herbe, même en pleine ville. Et il y a seulement trois ponts qui osent le braver. J'ai regardé l'eau couler. J'ai pensé à mon temps qui allait s'écouler le long de ces rives sauvages. Je me suis demandé où allait me mener cette eau, essayant de deviner où parviendront les heures qui useront les rivages de cette nouvelle ville, de deviner où iront les jours qui emporteront le lent courant de cette nouvelle vie.
Eva.