17 décembre 1999

Salut Fred,

Du plus loin qu'il m'en souvienne, j'ai toujours eu l'impression de ne pas être tombée sur la bonne planète, d'être perpétuellement en décalage, à distance du monde et de ses habitants. Ce sentiment a une intensité fluctuante. Il y a des moments où je me sens complètement extra-terrestre, comme si tout autour de moi était étrange et étranger, alors que d'autres fois le monde ne m'étonne même plus et je ne songe plus à le questionner. Cette impression d'être extérieure au monde n'est pas forcément négative. Je sais que c'est à cause de cela que je fais de la philosophie par exemple.

Seulement, depuis quelques jours, cette impression d'étrangeté est à son point maximum. Je ne reconnais plus le monde autour de moi. Je n'arrive plus à croire que j'existe et à savoir ce que cela signifie. La cause principale de cette étrangeté est d'abord (et surtout) mon rhume qui s'est transformé en otite. Mes facultés auditives sont réduites de moitié. Je baigne dans un brouillard auditif. Comment comprendre le monde si je ne l'entends plus ? Depuis deux jours, j'ai des dialogues de sourds avec les gens qui m'entourent. Lorsque j'arrive encore à dialoguer. Je me sens perdue dans ma planète, et les efforts nécessaires pour atterrir deviennent impossibles à réaliser. Perdue dans mon silence, j'essaie de faire bonne figure.

Mais le monde lui-même se met à devenir si étrange à l'approche de Noël que je n'arrive plus à le reconnaître - ou du moins à le regarder comme je le voyais auparavant. Hier matin, lorsque je me suis levée, le monde était devenu tout blanc. Pas de la neige, mais du givre - une mince couche de glace déposée sur les toits et dans les champs. Le monde avait changé de couleur. Je devais être inspectée dans ma classe ce matin là. Cela faisait une semaine que je m'y préparais et y concentrais tout le peu d'énergie qui me restait. Mais l'inspecteur n'est pas venu, pour raisons climatiques, paraît-il. Mon monde s'est d'un seul coup ralenti. L'événement important pour moi qui devait juger ce premier trimestre d'enseignement soudain disparaissait. Aujourd'hui, c'est le lycée lui-même qui est devenu surréaliste. Par conscience professionnelle, pour donner du travail pour la rentrée à mes élèves, je suis venue quand même, malgré mon arrêt de travail. Mais les cours entre onze heures et demi et quatorze heures étaient supprimés, à cause du repas de Noël organisé par les cuisiniers du lycée. Le monde s'est mis à tourner à l'envers. Foi gras, saumon et magret de canard à la cantine transformée en même temps en concert de rock, car des élèves avaient apporté leur sono et leurs guitares. Un joyeux Père Noël offrant des bonbons à tour de bras, qui s'est révélé être un de mes élèves. Et après tout cela, j'étais sensée faire cours. Tout le monde criait, chantait, dans les couloirs. Je ne reconnaissais plus mon lycée.

Fred, tout cela n'a peut-être rien de bien extraordinaire. Mais la fièvre restante, le brouhaha dans mes oreilles infectées, la fatigue et la tension nerveuse de plusieurs mois décisifs, font que je ne comprends plus rien du tout au monde. J'ai envie d'oublier cette étrangeté. De ne plus regarder autour de moi. Je vais ce soir commencer mon hibernation. Dormir. Dormir. Dormir. Pour pouvoir revenir sur une planète que je reconnaîtrai.

Eva.

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