Dialogue de bêtes


pour m'écrire





















































































































































hier demain
Vendredi 12 janvier 2001

Je dormais profondément, pourtant le poids d'un long regard phosphorescent m'a brusquement tirée du sommeil. Hannah était face à moi, sur le fauteuil près de mon lit et me regardait avec une attention fulgurante. A vrai dire, je fais d'ores et déjà une sur-interprétation : ce n'était pas mon chat qui m'observait, mais une masse informe et foncée qui se détachait à peine de l'obscurité de la chambre et qui laissait seulement apparaître deux intenses éclats lumineux. Après un premier geste d'effroi (ce n'est pas pour rien qu'on faisait des chats noirs les animaux préférés des sorcières), j'ai repris mes esprits qui étaient, il faut l'avouer, plutôt fort mal disposés d'avoir étés réveillés aussi brutalement au beau milieu de la nuit. J'avais cet air bougon des nuits dramatiquement inachevées - vous savez, lorsque vous êtes malgré vous tirés de votre nuit à une heure indue par un ivrogne qui chante sous votre fenêtre ou bien par un camion d'éboueurs qui a la bonne idée de finir sa tournée par votre rue. Ma réponse au regard inquisiteur d'Hannah a été à la mesure de mon mauvais sentiment :

- Quoi ! Tu peux pas dormir, comme tout le monde ! Qu'est-ce t'as encore ?

Je sais, ce n'est pas là une forme grammaticale très correcte. Ce serait même une manière de parler plutôt vulgaire, mais, étant donné que mon chat n'est qu'un banal félin de gouttière qui n'a quasiment pas fait d'études et qui ignore les bonnes manières, je m'autorise depuis longtemps à ne pas y mettre les formes. Mais Hannah, ne semblant pas remarquer mon agressivité pourtant nullement latente, a pris son air le plus innocent et le plus crédule possible et, avec toute l'hypocrisie de sa race, s'est calmement expliquée :

- Chhuttt, ne me trouble pas. Je suis en train de faire une expérience de haute scientificité qui viendra confirmer ma théorie. Tout le protocole expérimental a parfaitement fonctionné jusqu'à maintenant. Je suis sur le point de parvenir à un résultat capital pour l'histoire de l'humanité et celle de la félinité toutes entières.

Là, j'ai soupiré très fort. Le soupir de désespoir des parents qui, face à la énième bêtise de leur rejeton, se demandent bien ce qu'ils ont fait pour mériter un gamin comme le leur. Plutôt que de demander à mon chat mégalomane qui se prenait pour Einstein quelle pouvait bien être cette expérience fondamentale, je me suis dit que la solution la plus sage était celle de la douce violence : j'ai attrapé un coussin qui traînait au pied du lit et je l'ai jeté en direction de la bête. Mais, n'ayant jamais été douée en lancé de ballons, d'oreiller ou de quoi que ce soit d'autre, je l'ai manquée. Cependant, encore une fois, Hannah ne s'est montrée en rien offusquée par mon geste violent. Au contraire, elle a sauté sur mon lit et s'est faufilée jusqu'à ma tête. Toujours dans la plus implacable tranquillité, elle s'est installée sur mon oreiller, juste à la hauteur de mon nez et, impassible, s'est dressée fièrement dans la verticalité de l'assise typiquement féline, l'arrière du corps plié pour mieux affirmer la radicale assurance des pattes de devant. De ce poste imposant, elle m'observait avec quiétude. Après un long moment durant lequel j'avais abandonné toute lutte, rendue au sort de mon obscur bourreau, elle reprit la parole en adoptant un ton faussement didactique :

- Tu es un cas d'étude ad-mi-ra-ble. Je n'ai jamais vu spécimen si bien réussi que celui que je contemple avec une avidité toute scientifique depuis un an déjà. Je crois même pouvoir affirmer sans me tromper qu'on m'a destinée à toi pour que je puisse mettre le point final à ma Théorie de l'Echec. Car tu représentes dans toute sa splendeur l'échec le plus fabuleux qu'il m'est été donné de rencontrer.

Se faire insulter en lettres capitales par un chat insomniaque, c'en était trop. A court d'énergie, j'ai fini par demander des explications à cet Einstein qui squattait mon lit depuis un bon quart d'heure. Je n'ai pas été déçue par l'énonciation de la fameuse thèse.

- L'Echec, le vrai Echec, n'est pas une action qui ne parvient pas se réaliser ou qui, en cherchant à s'accomplir, chute dans l'erreur et la faute. Non, ma thèse - et c'est en cela qu'elle est fabuleuse - est que l'Echec est une action avortée : non pas un geste hybride qui se trompe de voie, mais un embryon d'action qui ne parvient pas à terme. Echouer, c'est ne pas agir, c'est l'attentisme porté à son maximum de puissance : la lâcheté finale, le point ultime détruisant toute ambition et toute volonté. L'Echec, c'est l'équation du...

- Bla bla bla, et qu'est-ce que je viens faire la dedans, moi ? Quel rôle tu m'attribues au sein de cette parodie scientiste ?

- Mais c'est simple, Eva ! Regarde toi ! Regarde ta vie C'est le Néant à la puissance 100 000. Tu baignes dans la passivité la plus stagnante, contemplant avec une sinistre lucidité le chemin qui te mène droit à ta chute. Tu fais tout - c'est-à-dire justement rien - pour arriver de la façon la plus assurée à l'âge où vieille et laide tu te mettras à pleurer sur ta vie et à regretter de ne pas l'avoir vécue. Tu es en train de matérialiser l'Echec.

- Je t'interdis de me parler ainsi ! Pour qui tu te prends, toi, la gourgandine, qui passe ses jours entiers sur le radiateur à se cramer le bout des poils et à réclamer qu'on vienne te porter sur un plateau d'argent la ration quotidienne de croquettes au saumon ? Moi, l'Echec personnifié ? Moi qui, à peine arrivée au quart d'un siècle, ait déjà un métier passionnant et responsable, alors que des tas de jeunes de mon âge cherchent encore quelle voie prendre ? Moi qui, avec ma voiture, mon appartement, mon four à micro-onde, révèle...

- Ecoutez moi cette capitaliste de première ! Ta voiture, ton four, ta télé, ta chaîne hi-fi ! Depuis quand tu te mets à croire que c'est dans la matérialité que réside la réussite ?

- Mais il y a mon travail. J'en apprends tous les jours. La jeunesse est passionnante, c'est la force de la nation.

- C'est un slogan pour les Jeunesses Hitlériennes, ça ? Ce sont ces sales mômes qui te font perdre la voix et t'arracher les cheveux que tu qualifies de "passionnants" ? On doit pas avoir le même dictionnaire. Et puis pourquoi tu oses pas avouer que tu t'ennuies, que tu regardes ta montre toutes les 10 min à ton boulot ? Même que ça en devient indécent.

- Ok, je m'ennuie. Mais j'y peux rien. Il faut faire avec. C'est la vie...

- Bravo ! Défaitisme assorti de Fatalisme, les deux concepts fondamentaux de ma théorie de l'Echec ! Quand je disais que tu étais un cas d'étude.

- Tu m'ennuies ! Barre toi, je veux plus te voir ! Si tu m'enquiquines encore, je te fourgue à la SPA illico !

- Les menaces sont les paroles du désespéré, sa dernière arme illusoire. De toute façon, il n'y a que la vérité qui fait mal.

- Ah oui ? Ma main en pleine figure, tu vas voir si ça fait pas mal !

- Vas y ! Menace moi ! Révolte toi ! Qu'on voit enfin une réaction en toi ! Que tu sortes de ta monotonie et de ton apathie paralysantes ! La révolte vaut mieux que la résignation dans laquelle tu te noies depuis quelques temps.

Comme Hannah voulait de la révolte, je lui ai lancée de nouveau le premier objet qui m'est tombé dans la main. C'était un livre de poche. Objet beaucoup plus maniable qu'un gros oreiller. C'était les Illusions Perdues. Seulement, Balzac a eu raison de moi, et n'a pas réussi à toucher sa cible. Ne perdant pas espoir et décidée à ne pas m'avouer vaincue devant la misérable bête, j'ai de nouveau tendu ma main pour saisir un autre bouquin. Cette fois-ci, j'ai réussi à la viser. En pleine face. Elle a miaulé, montré ses crocs et, me voyant brandir un troisième ouvrage, elle a fui, partant se cacher sous le lit (comme quoi, le pouvoir de la littérature n'est pas mort).

J'ai regardé le livre qui avait pulvérisé mon ennemi nocturne. C'était Orgueil et Préjugés. Je me suis dit que décidément c'est bien la littérature féminine qui était la plus percutante. Puis j'ai jeté un oeil sur l'ouvrage qui était resté dans mes mains et qui avait failli lui aussi me servir d'arme. C'était Les Grandes espérances de Dickens. J'ai applaudi encore une fois la littérature anglaise. Décidée à oublier les fausses vérités félines, je me suis mise à rêver sur ce titre en souhaitant que les présages de mon chat soient erronés et que Dickens ait offert là le titre de ma prochaine chronique...




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Ce que je lis en ce moment : Des Inconnues - Patrick Modiano.
Le Diable par la queue - Paul Auster.