Coup de colère |
Mardi 20 février 2001
Je viens enfin, après une semaine de durs efforts, de finir de corriger mes trois paquets de copies du baccalauréat blanc. Je connais peu d'épreuve aussi pénible - comme si corriger tout un tas de copies était aussi éprouvant que d'en composer soi-même une. A chaque fois, pendant tout le temps que dure cette corvée, je suis dans un état secondaire : les nerfs à vif, creusés par un double sentiment d'énervement intense et de dépression larvée. Non, peut-être que j'exagère un peu quand même. Mais si peu. L'autre jour, je me suis livrée à cette épreuve alors que j'étais dans le train. Les copies que je corrigeais étaient particulièrement ineptes - bourrées de fautes d'orthographe, de contradictions et de bêtises écrites en lettres capitales. Au bout de trois quart d'heure de cette saine lecture, j'étais si énervée après les élèves qui avaient écrit cela (et qui, comble de l'horreur, se trouvaient être les miens), que je m'en donnais à coeur joie en soulignant à gros traits rouges toutes les erreurs, me retenant à peine de rédiger des formules méchantes en guise de commentaire, à côté de la note. Lorsque je suis arrivée à destination, la dame qui était en face de moi et qui m'avait observée tout le long du voyage, n'a pas pu cacher sa curiosité et m'a demandé en quelle matière j'enseignais, commençant à engager la conversation. Ce qu'il y a d'horrible (hormis les copies), c'est que je me suis entendue répondre comme une vieille par une formule du type "Ah, les jeeeuuuunes d'aujourd'hui ne savent plus écrire !". Pourtant, qu'ils ne savent plus écrire ne serait pas si inquiétant si, parallèlement, ils savaient penser. Mais, parce que d'ailleurs pensée et écriture, ou encore dialogue intérieur et dialogue oralisé sont liés, beaucoup parviennent à peine à construire une pensée qui se tienne. Les arguments sont remplacés par des exemples, eux-mêmes tirés de la vie quotidienne immédiate (le match de foot ou le lycéen qui veut "sortir" (sic) avec une fille qu'il aime bien, sont des grands classiques pour expliquer tout Descartes). Les liens logiques sont soit inexistants soit motivés par aucune progression ou opposition apparente dans la réflexion. Dans beaucoup de copies, la contradiction devient, apparemment, une figure de style particulièrement convaincante (on "démontre" une idée dans une première partie, puis on affirme, en toute innocence, exactement l'inverse en seconde partie, sans aucun état d'âme). Je ne dis pas que "le niveau baisse" ou autre ineptie qu'on entend depuis la nuit des temps. Peu importe au fond la somme des connaissances ingérées par les élèves. Mais j'attends d'eux un minimum de bon sens, c'est-à-dire juste une dose de cette "chose du monde la mieux partagée" paraît-il. Cependant, dans une copie, cette faculté élémentaire, indépendante de toute intelligence et de toute instruction à proprement parler, a disparu (car je postule qu'en dehors de la vie scolaire un jeune de 18 ans possède tout de même ce bon sens - je l'espère pour lui). D'autre part (mais là aussi, c'est lié), ce qui rend pénible la correction des copies, surtout lorsqu'elles sont nombreuses, c'est leur conformisme. On ne s'en rend pas compte lorsqu'on en lit qu'une seule. Pourtant, le défaut est flagrant dès qu'on a lu à la suite deux ou trois copies : elles se ressemblent toutes, trait pour trait. Les mêmes arguments, les mêmes plans, les mêmes fautes de logique. Toutes sont des clones. A croire qu'on ait autorisé les mutations génétiques dans ce domaine là. Les discussions apparaissant dans ces copies sont celles qu'on entend partout - à la télévision, dans les sacro-saint médias, et surtout au café du coin de la rue. Partout les mêmes valeurs ("Le monde évolue, et c'est bien"), les mêmes idéaux - qui d'ailleurs se caractérisent tous par le fait qu'ils n'en sont pas - les mêmes indignations ("Hitler est un méchant") et les mêmes maximes ("Il faut avoir une passion dans la vie, sinon on est mort"). L'affirmation qui revient le plus souvent est celle du relativisme triomphant : tout se vaut, chacun a raison, tout est question de point de vue. La justice ? Chacun pense ce qu'il veut : ce qui est juste pour l'un est injuste pour l'autre ! La vérité ? Un mot qui ne renvoie à aucune réalité : ce qui est vrai pour l'un peut très bien être faux pour l'autre ! Les valeurs stratifiées sont détruites d'un revers de main : elles sont toutes remplacées par la seule valeur défendable - celle qu'il n'y a aucune valeur universelle mais que tout est subjectif, tout est relatif. Le principe n'est pas en lui-même absurde - certains penseurs l'ont défendu avec assurance. C'est juste que la façon dont il est répété dans une copie ne fait rien d'autre que conforter le conformisme ambiant. On dit ça parce que tout le monde dit ça. C'est tout. Pourquoi chercher plus loin ? Il n'y a rien qui ressemble plus à un adolescent qu'un autre adolescent. Mêmes habits, même coiffure, mêmes tics, même langage. C'est bien d'avoir une culture à laquelle on a le sentiment d'appartenir, même si cette union ne se fait que sur le critère éminemment temporaire de l'âge. Mais ce qui m'énerve, c'est que cet effet de mode n'est qu'un effet de masse qui abolit les originalités, nivelant tout dans la médiocrité (le nivellement ne peut jamais être fait vers le haut) et rejetant les courageux qui osent penser eux-mêmes et par eux-mêmes. Ce mimétisme intellectuel me fait peur, car je considère qu'un jeune de 18 ans est pratiquement adulte et je crains la société qu'il sera capable de fonder avec un tel discours stérile. Les copies ineptes me dépriment car je sais que leurs auteurs seront les citoyens de demain, que ce sera en leurs mains que tiendra l'avenir de l'humanité.
Pourquoi est-ce si difficile d'affronter le risque de penser ? Pourquoi si
peu ont ce courage pourtant libérateur ?
_______________________________________________ Ce que je lis en ce moment : La Nausée - J.P. Sartre (j'arrive pas à finir) Le Joueur - Dostoïevski Ne pas oublier : arrêter de parler comme un vieux |