Intersubjectivité intuitive |
Mercredi 14 mars 2001
Une question que je me pose souvent en discutant avec les gens (car il m'arrive malgré tout d'avoir une vie sociale...), c'est de savoir pourquoi certaines personnes me sont d'emblée sympathiques alors que d'autres, même si je les vois souvent, ne le deviendront jamais. En général, dès les premières minutes d'une rencontre, je sens tout de suite si le contact avec la personne est bon - ou même tout simplement s'il s'est fait. Si c'est le cas, j'ai l'impression alors d'être dans une situation d'égalité et de réciprocité. Les mots viennent facilement et la conversation s'enchaîne rapidement, sans silence ni hésitation. Ces gens là ne deviendront pas forcément mes amis, mais je sais que je me sentirai à l'aise avec eux à chaque fois que je les rencontrerai de nouveau. Ce n'est pas tant qu'ils donnent d'eux-mêmes une image que j'apprécie et que je comprends, mais qu'inversement ils renvoient inconsciemment et non délibérément une image de moi que j'aime. Je vois alors dans le regard d'autrui un reflet de celle que je semble être réellement. Mais beaucoup de personnes me font l'effet inverse. Dès le début de la conversation, je me sens mal à l'aise, comme si j'étais d'ores et déjà jugée et que je sentais que ce jugement était critique et négatif. Il n'y a pas de signes patents et objectifs à ce sentiment purement personnel. C'est simplement par exemple une blague qui ne provoque aucun sourire (pire : l'autre ne s'est pas même rendu compte que c'était un mot d'esprit !), une conversation terne qui ne parvient pas à s'élever au-delà des simples platitudes liées au temps qu'il fait et qui meurt indistinctement dans un silence gênant et pesant, ou bien encore des paroles qui sont mal interprétées et qui se transforment en dialogue de sourd. J'ai eu un tel sentiment hier en discutant avec une collègue. On n'avait pas même échangé trois phrases que j'ai eu l'impression désagréable qu'il y avait un fossé entre nous, et surtout que j'étais en train de chuter immanquablement dans cet abyme. Ce n'était pas qu'il y avait une quelconque agressivité ou une volonté de mépris dans cette personne, mais j'avais le sentiment que tout ce que je disais provoquait une certaine indifférence et même le jugement en l'autre d'une réelle supériorité de sa propre personne. Tout ce que je disais paraissait tomber à côté. Je me sentais jugée, et rapidement condamnée. L'image de moi que je voyais dans les yeux d'autrui semblait sans intérêt et négligeable. Au bout de cinq minutes, la conversation a tourné court, et je suis partie dès qu'il a été possible, tant l'atmosphère était pour moi pesante. Je trouve cela pathétique, parce que fondé sur une simple impression. Y avait-il réellement mépris ? Je ne pense pas. Pourquoi me suis-je sentie alors inférieure par rapport à cette personne ? Pourquoi ai-je aussitôt pensé qu'elle avait forcément une idée négative de moi ? Pourquoi tout simplement en ai-je pu venir à imaginer que cette relation banale était fondée sur un jugement implicite mais présent ? Si j'essaie de rationaliser cette pure impression totalement intuitive, il me semble découvrir que ce n'était pas de l'autre personne que venait le problème, mais bien de moi qui, incapable de me sentir à ma place et d'avoir un minimum d'estime pour moi-même, me suis mise à sur-interpréter une situation somme toute banale. J'avais si peu confiance en moi que je me suis mise à croire que cela se voyait sur mon visage, dans mes paroles, et qu'autrui allait immédiatement s'en moquer. Au fond, ce n'était pas l'image de moi forgée par l'autre qui était négative, mais bien l'image que je me constituais de moi-même. M'était rendue par le regard d'autrui l'image hésitante et indécise que je me donnais de moi-même. En intellectualisant la situation, j'en viens à dire que ce serait ma propre vision de moi-même qui pervertirait mes relations aux autres. Pourtant, ce que je ne comprends pas, c'est que ce sentiment d'infériorité ne se déclenche pas en moi avec toutes les personnes que je rencontre. Avec un nombre tout de même assez conséquent, je me sens bien, à mille lieu de cette paranoïa du jugement certain. Pourquoi ça passe avec certains, et pas avec d'autres ? "Ca"... je ne trouve pas même de nom pour cette intuition immédiate engrangeant la relation à autrui. Comme si le rapport aux autres naissait d'une zone indéterminée, inaccessible à la raison, et fondée simplement sur le sentiment aveugle et inexpliqué. Comme si les préférences, les amitiés et les inimitiés restaient nécessairement inexpliquées, parce qu'inexplicables. Peut-être qu'au fond autrui est la seule réalité inaccessible à la rationalisation. Peut-être au fond est-ce pour cela qu'il me semble si difficile de me lier profondément à autrui - car c'est là accepter d'imposer le silence à la raison.
_______________________________________________ Ce que je lis en ce moment : Catherine Morland - Jane Austen Ce que j'écoute : des chansons allemandes pour enfants (très rigolotes) La question que je me pose : pourquoi ne fait-il pas beau ? Il y a un an.
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