Vous n'existez pas



pour m'écrire









































hier demain
Lundi 12 mars 2001

Il se trouve qu'étant donné que je suis remplaçante, les heures de cours que je donne au lycée n'ont pas été inscrites au début de l'année dans les emplois du temps distribués à l'administration. Ce qui fait que pour les bureaux de l'administration, je n'existe pas. Je ne suis pas prévenue lorsqu'il s'agit d'annoncer les changements d'heure, de salle, de cours. On me prend allègrement ma salle de classe, pensant qu'il n'y a personne (puisque ce n'est pas marqué sur les fichiers que j'y suis de telle heure à telle heure). Et moi je me retrouve à errer dans les couloirs sans salle de cours, à mendier le bout d'un toit et d'une table pour prodiguer mon savoir. En début de trimestre, lorsqu'il a été question de rentrer les données pour constituer les bulletins des élèves (parce que maintenant tout est informatisé et les bulletins ne sont plus écrits à la main, mais entrés sur ordinateur... hé oui, tout se perd...), j'ai eu la joie de découvrir que j'étais une utilisatrice inconnue : personne n'avait constitué de base de données pour moi - comme si je n'existais pas, comme si toutes les heures que je fais au lycée n'étaient qu'un long brassage de vent.

Bon, je sais que ces oublis ne sont dus qu'à une administration trop sclérosée, mais tout de même, cela finit par être vexant de s'entendre répéter : "ah, mademoiselle Eva, on vous avait oubliée !"

D'autant plus qu'à force j'en viens même à me demander si j'ai vraiment ma place là où je suis. Je veux dire pas simplement dans ce lycée, mais dans cette fonction, dans cette ville, dans cette époque. Les jours comme aujourd'hui, où rien ne va, je me demande s'il ne faudrait pas mieux effectivement que je n'existe pas. Je marquerais sur ma vie "utilisatrice inconnue" et m'effacerais de tous les fichiers. Et voilà, ce serait simple : plus de problème, plus de brimade, plus de lutte, je serais transparente aux yeux de tous - et à mes yeux mêmes.

C'est bête. Ce soir je me sens comme une adolescente qui a découvert qu'elle existait, mais qui ne voudrait pas justement de l'existence qui est la sienne. Comme si je voulais tout - sauf ce que je suis vraiment. Je me suis même mise à relire les premières pages du Traité du désespoir de Kierkegaard. Quand j'avais lu ça, à dix-huit ans, j'avais été impressionnée, car c'était exactement ce que j'avais l'impression de vivre - ou plus encore de sentir alors : le désespoir comme volonté de se défaire de soi afin de ne plus être ce moi que l'on déteste et pouvoir devenir un autre, mais surtout le désespoir comme volonté désespérée d'être soi-même parce qu'on n'existe qu'à moitié et qu'il semble que toutes les possibilités en soi ne sont pas véritablement actualisées. J'ai l'impression en effet qu'il y a en moi, caché trop profondément pour que je puisse l'atteindre, la part essentielle de mon être. Comme si je manquais à moi-même. Comme si j'étais un manque essentiel : une somme de possibilités impossibles à réaliser, un réservoir infini de puissance impossible à actualiser.

Je dois exister dans un univers parallèle. Fait d'images virtuelles et de possibilités inaccomplies. Les possibilités inexprimées d'un moi qui n'existe pas réellement. Oui, ça doit être ça.

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Ce que je lis en ce moment : Catherine Morland - Jane Austen
Ce que j'écoute : Dalida (!!)
La question que je me pose : pourquoi la vie n'est-elle pas comme une chanson de Dalida ?