La vie
des autres



pour m'écrire








































































hier demain
Vendredi 20 juillet 2001

Une amie de mes parents a écrit ses mémoires - une esquisse inachevée de ses années de première enfance. Le style est simple et direct. Ou plutôt il n'y a pas de style à proprement parler, mais juste des souvenirs immédiatement calqués sur le papier. On sent qu'elle a dû faire un voyage dans sa mémoire pour écrire ces quelques pages. Elle ne nous invite pas réellement à ce voyage, mais nous le donne simplement à traverser de loin cet espace avec elle. Ce qu'elle a écrit a de l'intérêt d'abord pour elle et pour sa famille. Les lecteurs ne sont qu'accessoires, invités surtout pour rendre compte de l'effort effectué et pour lui donner une forme officielle.

Nous discutions ainsi, l'autre jour, des vocations autobiographiques des gens que nous connaissons, mes parents et moi. L'Evamamam, qui a l'esprit pratique, a fini par s'écrier : "mais en quoi la vie des autres gens nous intéresse-t-elle ? Pourquoi la raconter en public ?"

Oui, pourquoi ?

Pourquoi ce besoin de se dire, de s'écrire, de se voir ? Pourquoi cette envie de se contempler dans le regard d'autrui ? Pourquoi cette nécessité d'écrire sa vie, comme pour la transformer en oeuvre ? Pourquoi cette impossibilité de vivre sans se représenter ?

Et puis, inversement, pourquoi de tels écrits trouvent-ils des spectateurs ? Pourquoi dès que la vie est transformée en scène de théâtre trouve-t-elle aux yeux d'autrui un intérêt ? Pourquoi aller voir du coin de l'oeil la vie des autres ? Pourquoi surveiller les fenêtres des gens dans le coin de son rétroviseur au lieu de résolument aller de l'avant sans ne s'intéresser à nul autre qu'à soi-même ?
regarder les fenêtres des gens

Car au fond, c'est l'Evamaman qui a raison : la vie des autres n'est pas intéressante. Si elle l'était, chacun se soucierait de son voisin et écouterait les histoires que les pauvres gens lui racontent quand il attend le métro. Au lieu de cela, il n'en est rien. On ne s'intéresse à la vie des autres que lorsque celle-ci est à distance de la nôtre, lorsque certes elle ressemble à une vie, mais qu'elle en a perdu le mouvement et la saveur véridique pour se dessiner à travers une forme plus accomplie. La vie des autres en elle-même est banale parce que quotidienne, plate parce que commune, ennuyeuse parce que trop longue. Pour qu'elle devienne intéressante, il faut qu'elle soit contractée dans un poème ou bien aérée dans une musique. La vie pure et dure est lassante. On a assez de se démener avec la nôtre... A quoi bon perdre son temps avec les erreurs et les tristesses des autres ?

Si ceux qui me lisent ne venaient ici que pour me regarder vivre exactement comme moi-même je me vis, ils ne resteraient pas longtemps et seraient même déjà partis. Je mens par omission à chaque page, effaçant ce qui ne me plaît pas dans mon existence et magnifiant ce qui n'en forme que des détails minuscules invisibles à l'oeil nu. Je ne raconte que ce que je veux et ne veux jamais qu'on puisse me voir complètement de face. Je m'éclipse sans raison, juste parce que j'ai une vie à vivre en silence, et je reviens la bouche en coeur, comme si de rien n'était. Oui, ceux qui veulent voir ici ma vie, la vraie, la toute entière, sont mal tombés.

Je le sais bien. Mais je crois que la vie toute entière ne peut être écrite que si en la rendant présente on fait en même temps en sorte qu'elle s'absente le plus souvent. On ne peut pas tout écrire. Il faut choisir. Et c'est ce choix seul qui est intéressant. Parce qu'il met de côté et en même temps met en avant. Parce qu'il rend compte d'un regard, même si celui-ci met toute son énergie à se fermer sur l'important. L'art, la littérature, ou, mince, je ne trouve pas des mots moins grandiloquents, sont contenus dans les élipses, dans les silences, dans les blancs entre les pages des différents chapitres, dans les espaces entre les respirations des phrases. Ce que l'on cherche en lisant la vie des autres, c'est ce qui n'est pas là, et non pas ce qui est là.

Tout ce que je viens d'écrire devrait se suffire à soi-même et je ne devrais pas avoir à ajouter dans un dernier sursaut d'hypocrisie que si j'ai écrit cette page sur la vie des autres et ses silences, c'est peut-être bien inconsciemment pour justifier mes propres silences, pour me faire pardonner de ne pas tout dire, pour ne pas que mes lecteurs restent sur leur faim...Comme si je voulais donner sens à mes silences.



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Ce que je lis en ce moment : Quel petit vélo à guidon chromé au fond de la cour ? - Georges Perec
L'Art de se promener - Karl Gottlob Schelle
Ce que j'écoute : la musique du film l'Eternité et un jour


Il y a un an.
Il y a deux ans.