Eteindre les images |
Vendredi 14 septembre 2001 Les événements de mardi aux Etats-Unis m'ont plongée dans un silence respectueux. Je n'avais pas les mots pour dire une émotion encore indistincte en moi. Les émotions ne peuvent penser. Elles jaillissent obscurément et confusément d'une profondeur en nous cachée sur laquelle ni la rationalité ni la mesure ne peuvent avoir autorité. Il me semble que la peur et la souffrance, lorsqu'elles sont aussi profondes, n'ont pas de mots qui soient à la hauteur du choc dont elles sont issues. Le seul langage de l'émotion, c'est un cri, c'est-à-dire un son inarticulé qui sort du fond de la gorge sans qu'il puisse être contrôlé. Ce journal n'est pas un crioire, c'est un écritoire : mes cris ne se font entendre qu'à partir du moment où ils parviennent à se formuler dans des mots, c'est-à-dire à l'instant où ils se détruisent eux-mêmes pour entrer dans la sphère de la parole et de la pensée. C'est pour cela que je n'ai pas écrit : car je n'étais pas encore dans le langage. J'ai vécu les attentats presque en direct. Ma sale habitude de mettre la télévision dès que je rentre chez moi a fait que, par hasard, en rentrant du lycée ce jour là, j'ai appuyé sur le bouton du téléviseur. Il était 15 heures. Il y avait l'image d'un avion qui fonçait sur un building new-yorkais, et on voyait l'immeuble soudainement exploser dans une immense fumée noire. Il y avait aussi à côté de cette image le visage d'un journaliste dans un cadre de l'écran. Il disait : "ceci n'est pas une fiction, nous avons interrompu les programmes habituels, c'est la réalité." J'ai mis un certain temps à comprendre qu'en effet les habituels mauvais téléfilms américains de l'après-midi avaient été substitués par une réalité mille fois plus effroyable que le pire des plus farfelus film-catastrophe. Au fur et à mesure que les minutes s'écoulaient, la catastrophe déroulait l'engrenage d'une horreur inimaginable. Le Pentagone touché par un troisième avion, les deux Twins Towers s'effondrant l'une après l'autre sur les survivants et les secouristes, un quatrième Boeing perdu par les radars puis signalé comme s'étant écroulé quelque part sur la route de la Maison Blanche. J'avais l'impression que ça ne s'arrêterait jamais. Il y avait ces images qui se succédaient et toujours le visage du journaliste qui semblait exulter de voir ainsi la mort en direct. J'ai eu les yeux fixés sur la télévision toute l'après-midi et une partie de la soirée. Et puis j'ai éteint. C'étaient les mêmes images qui sans cesse, inlassablement, défilaient sur l'écran. Ce même avion pris sur tous les angles qui fonçait aveuglément. Ce même mouchoir blanc agité par un survivant qui n'avait plus que quelques minutes à vivre. Ces mêmes corps qui chutaient dans un vide infini, rappelant la nouvelle de l'écrivain italien Dino Buzatti. Ces mêmes visages hagards couverts de cendre semblant rescapés de l'irruption de Pompéi. Il me fallait couper ces images. Leur défilement en boucle en faisaient perdre le sens. Le lendemain, une amie m'a dit au téléphone : "je n'ai pas la télé, je n'ai pas vu encore, je ne peux pas me rendre compte ". La vision semblait pour elle être le seul moyen de donner une épaisseur réelle à ce qu'elle n'avait fait qu'entendre à la radio. Voir pour croire. Voir pour espérer se réveiller. Voir pour ouvrir les yeux sur les hommes.Mais moi le trop plein des images de la télévision m'avaient donné mal aux yeux. Très vite, il m'a semblé que ces images étaient dangereuses. Qu'elles ne parlaient pas la bonne langue. Qu'il fallait, sinon les faire taire, du moins réglementer en quelque sorte leur temps de travail, car, très vite, elles allaient se mettre à dégénérer et à crier sur un mauvais ton. Car l'Idéaliste a raison : New-York en flamme est terriblement photogénique. Comme par une ironie morbide, la nature semblait avoir donné aux hommes criminels une dernière petite touche esthétique, offrant aux auteurs le magnifique fond bleuté d'un ciel d'été. Quel spectacle nous était ainsi donné ! J'ai éteint la télévision car je me suis soudain vue devant ces images. J'ai vu mes yeux englués dans l'écran, j'ai perçu une complaisance malsaine qui m'a fait horriblement peur. Le désir de voir n'est pas un désir de savoir. Il n'est pas commandé seulement par une volonté consciente de connaître ce qui s'est passé. Tout semblait se passer comme si entre le sentiment ému de compassion et d'impuissance et le plaisir sadique de regarder la souffrance d'autrui il n'y avait qu'un minuscule pas qui semblait être bien trop facilement franchi. L'image parle la langue de l'émotion, cette parole confuse qui n'en est pas une et qui s'apparente au cri primitif. L'image remue le corps et est seulement capable de susciter la haine ou les pleurs. L'image n'est pas honnête. C'est une langue dramatique qui ne s'intéresse qu'aux émotions les plus frustes et les moins accomplies. Je ne voulais pas que ma télévision, au lieu d'être un organe d'information, se transforme en théâtre de tragédie grecque et se mette à remplir le rôle de catharsis moralement réservé aux histoires qu'on invente et qu'on se raconte. Car est-il sain cet acharnement à regarder les mêmes images de mort ? Est-ce développer la bonne part de nous que de tuer notre force de réflexion pour la perdre dans un flot d'images aussi confus que nos émotions ? J'ai éteint la télévision car il me fallait retrouver la langue de la raison. C'est elle seule qui pourra sinon accepter du moins faire face à ces événements. Seule une parole réfléchie peut s'ouvrir au partage et à la construction, et non pas une émotion abruptement mise en scène dans une image. L'image n'informe pas. Au contraire, elle ralentit le processus de mise en forme de l'émotion. Plus encore, elle mène à nous faire croire que la vie est un spectacle et que chacun de nous n'en est que des spectateurs et non pas des auteurs. Il me semble que c'est une lecture raisonnée des images, plutôt qu'une vision vécue émotivement, qui seule pourra transformer le désir spontané de vengeance en justice, la haine aveugle en sentiment mesuré et surtout différentiel. "Ne pas rire, ne pas pleurer, ne pas se complaire, mais comprendre"... au fond, ce bon vieux Spinoza avait peut-être raison...
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