10 septembre 1999

Cher Fred,

C'était mon deuxième cours cet après-midi. Deuxième séance avec mes poulpes. Je ne dis pas que ça s'est mal passé. Je ne dis pas que j'ai été mauvaise. Mais... Mais je ne sais pas, je sens qu'il y a quelque chose qui ne va pas. J'ai l'impression qu'ils me prennent pour une martienne, comme si je ne vivais pas sur leur planète ! Ils ne comprennent pas ce que je dis, ne prennent presque pas de notes, et me regardent sceptiques. Quand ils ne parlent pas, j'en vois pleins qui baillent aux corneilles - et c'est une expression à prendre au pied de la lettre : ils baillent tellement fort qu'une corneille pourrait entrer dans leur bouche. Et puis ils discutent - et pas toujours seulement avec moi. J'ai un mal fou à leur faire lever le doigt avant de prendre la parole, ou à leur expliquer qu'on ne peut pas définir un mot en commençant par "c'est un truc qui..." Je me demande bien pourquoi je me suis donnée tant de mal à apprendre autant de choses ces dernières années. A croire que tout ce que j'ai appris ne me sert aujourd'hui à rien. Ce que je fais avec mes poulpes n'a aucun rapport avec ce que j'ai pu apprendre à l'université et dans les livres. Pour qu'ils comprennent, je simplifie tellement que j'en viens presque à dire des choses fausses. J'ai du mal à comprendre comment leur parler. Il paraît que c'est normal. Que tous les profs se posent ce genre de questions.

Là où je sens que quelque chose ne va pas, c'est dans cette attitude que nous avons à adopter l'un par rapport à l'autre. J'ai une peur bleue de perdre le contrôle de la classe : tu sais qu'ils se mettent à bavarder, à chahuter, et que plus rien ne puisse les ramener au calme. Alors je multiplie les "s'il vous plaît, du silence !" Et il me semble ne pas parvenir à instaurer un rapport de confiance entre eux et moi. Ils sentent cette peur en moi et perçoivent l'agressivité inconsciente que je leur envoie, malgré moi. Je ne veux pas accepter qu'ils se mettent à ignorer complètement toute discipline. Mais en même temps, je ne veux pas passer pour la prof parano et agressive... C'est dur de trouver le juste milieu qui convient : de savoir quels sont le ton et l'attitude qui sauront le mieux les faire comprendre ce que j'attends d'eux.

Je me débrouille mieux que je ne le craignais. Mais j'ai de gros progrès à faire. De très gros progrès. Et pourtant, tu ne peux pas savoir combien j'ai grandi en seulement deux jours. J'ai parfois du mal à me reconnaître moi-même.

Eva.

P.S. :

Ma cathédrale se tait la nuit. Elle dort. Elle se couche à 22 heures, et réapparaît à 7 heures le lendemain matin. Elle met du temps à jaillir de son sommeil - mais à 8 heures, elle est définitivement réveillée, et se met, non plus seulement à chantonner, mais à entonner un vrai concerto de cloches. En plus de leurs sages mouvements de balanciers à chaque nouveau quart de l'heure, les cloches se mettent à danser ainsi la samba deux fois dans la journée : à 8 heures donc, et à 19 heures. Ces deux longues chansons ont déjà donné un rythme à ma vie. Tu as déjà vécu tous les jours d'une semaine au rythme d'un chant sacré ?

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