Sous les regards



pour m'écrire


























































hier demain
Vendredi 21 septembre 2001

Quand je sors du cinéma après avoir été voir un film particulièrement enthousiasmant, il m'arrive de me prendre moi-même pour un personnage cinématographique. Pendant quelques minutes, baignant encore dans l'atmosphère du film laissé en suspends, j'ai comme l'étrange certitude d'être moi-même partie prenante du film et de m'y mouvoir non pas par moi-même, mais en fonction des désirs d'un réalisateur secret, mais pourtant présent. Ce n'est pas une sensation enfermante. Tout ce que je me mets alors à vivre, dans ces quelques instants volés à la fiction, me paraît infiniment limpide et sensé. Pour la première fois, chacun de mes gestes semble prendre un sens - une signification et un but tout à la fois. L'impression est si prégnante que parfois j'entends précisément la bande son se gravant derrière les images que je suis en train de former. La bande originale de ma vie est belle, forcément. Elle accompagne mes moments de tristesse. Et c'est fou comme grâce à cette musique imaginaire ces instants tristes deviennent joyeux. Etre un personnage de film, ce n'est plus simplement vivre à l'aveugle, les yeux fermés sur le sens, perdu dans l'absurdité d'une succession d'actions sans liens. Au contraire, c'est soudain vivre pour construire une histoire, sentir pour faire comprendre des émotions, penser pour partager des idées. Un personnage de fiction est nécessairement sensé. Même le Raskolnikof de Dostoïevsky. Même l'Etranger de Camus. Même la Cantatrice Chauve de Ionesco. Donc si moi je me fais fiction, je prends moi aussi un sens.

C'est parfois l'impression que j'ai en écrivant ce journal : d'être regardée par des yeux inconnus mais présents qui, par leur seul regard, donnent un sens à mes paroles et mes actions. De la même façon que je me dédouble à la sortie du cinéma pour être à la fois actrice et spectatrice de mon propre film, de la même façon il me semble que l'écriture me rend double, faisant de moi une actrice dont l'histoire est donnée à des spectateurs. Cependant, je n'ai pas l'impression d'être prise au piège. Les regards sur mon écriture ne transforment pas ma vie en petit Loft Story. Au contraire, me savoir lue confère à ma vie un sens, transformant l'absurdité de mes journées en histoire construite pour aller vers un certain dénouement. J'ignore quel est ce dénouement. J'ignore s'il y aura une fin à mon histoire, ni à quoi elle ressemblera. Ce dont j'ai l'impression, c'est que cette histoire va vers quelque chose. Elle a nécessairement des rebondissements et des péripéties, puisque c'est une histoire. Et ce n'est pas moi seulement qui suis maître de ces péripéties, même si c'est moi qui les vis. Ce n'est pas moi qui écris mon histoire, ce sont les regards de ceux qui la lisent qui font de mes gestes une narration.

Quelle sensation étrange d'être dépossédée de sa propre liberté, non pas pour perdre celle-ci, mais au contraire pour faire gagner à celle-ci une signification. Le regard des autres sur moi assure à mes actions une continuité. Il témoigne d'une avancée, d'un développement narratif. Peut-être qu'un journal intime on line, c'est tout cela : un regard qui, en lisant, construit une histoire à ce qui, seul, n'en aurait pas...

Sculpture de bois au jardin du Luxembourg