Les chaises narratives
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Mardi 18 septembre 2001 J'avais traversé en juin dernier un Paris exultant de musique. Après deux mois d'exode entre une campagne et une autre, j'ai de nouveau traversé Paris le week-dernier. Mais j'ai retrouvé cette fois-ci un Paris moins imposant que pesant, moins fébrile que fragile. La ville semblait tapie, grondant sous une peur indicible. Les conversations attrapées au vol tournaient toutes autour du même sujet sans réussir à en faire le tour. Les mots tombant dans mon oreille se ressemblaient tous : New-York, terrorisme, bombe, avion... Triste réduction d'un vocabulaire pourtant infini. Tristes images aussi d'une crainte confuse confondant ses ennemis. Dans le métro, il y avait deux dames qui parlaient du drame américain. Soudain un homme est arrivé en courant avec une énorme valise. Elles se sont mises à le fusiller du regard, poignardant à coups d'oeil le contenu caché de cette valise qu'elles semblaient prendre pour une bombe. Le regard ne pouvant désamorcer le potentiel ennemi, elles se sont mises à le bombarder de questions : "et vous allez où comme ça ? et il y a quoi dans votre sac ? faites attention, ne le perdez pas !" Le pauvre homme ne savait que répondre pour faire taire ces mitraillettes. Il a fini par descendre à la station "Cluny-Sorbonne". Moi aussi.
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Je voulais voir les feuilles dorées de l'automne dans le jardin du Luxembourg, comme tous les automnes. Je voulais retrouver mon jardin d'étudiante. Je voulais retrouver les goélands du bassin arrondi au coeur du jardin, longer le Palais des sénateurs, et écouter silencieusement la musique de la ville devant le petit kiosque abandonné. Je voulais me croire de nouveau Parisienne. |
Et puis je voulais aussi me lancer, avec mon appareil photo, dans une collection de chaises...
Car les chaises vertes du Luxembourg sont les vraies habitantes du jardin. Plus encore que les goélands égarés des rives de la Seine. Plus encore que les amoureux se tenant par la main. J'aime ces chaises métalliques à la couleur d'un printemps naissant. Si j'aime ces chaises, ce n'est certainement pas pour leur esthétique, et encore moins pour leur confort. C'est seulement parce qu'elles ont en elle une puissance narrative : elles racontent des histoires. |  |
Lorsque j'étais étudiante, je traversais presque tous les jours le Luxembourg pour aller à la fac. Au bout de deux ans, il me semblait en connaître chaque recoin, chaque statue, chaque secret. Je connaissais aussi les gens qui l'habitaient.
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Ainsi, chaque matin, je voyais un gardien en uniforme remettre en place les chaises dérangées le jour précédent. Il faisait bien attention à ce que toutes les chaises forment une ligne parfaitement droite. Alors que le soleil se levait à peine sur les pelouses désertées de l'hiver, scrupuleusement, il touchait chaque fauteuil, afin que l'alignement soit parfaitement rectiligne. Son rôle, c'était de faire du Luxembourg un pur jardin à la française, dans le respect des rois qui depuis Marie de Médicis s'y étaient promenés. |
Mais si je quittais le matin un jardin parfaitement symétrique, chantant l'ordre comme un petit Versailles, c'est un jardin à l'anglaise que je retrouvais le soir en traversant de nouveau le jardin. Bien des amoureux et des étudiants s'y étaient promenés entre temps, et avaient laissé dans la position des chaises dérangées la trace de leur passage, le cheminement de leur promenades, la ferveur de leurs conversations. |
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Car on peut lire tout cela dans les chaises du Luxembourg. Il est ainsi évident que ces quatre chaises rassemblées autour d'elles-mêmes ont abritées les commérages de quatre copines trop bavardes. Il est tout aussi patent que cette chaise devant un banc a soutenu le pied d'un monsieur paresseux plongé dans Le Monde. Ou encore que ces deux chaises à l'écart de tout ont été pendant plus d'une heure le point de rendez-vous de deux amants interdits. |
Voilà pourquoi je ne pouvais pas traverser Paris sans traverser le Luxembourg. Je voulais que les objets me racontent des histoires. De belles histoires de gens et de sentiments. De tendres histoires de temps volé au rythme trop rapide de la ville. De palpitantes histoires de rencontres et découvertes. Peut-être au fond que seuls des objets inanimés peuvent narrer des histoires aussi animées...
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