La petite fille brune du bac à sable




pour m'écrire






































































hier demain
Jeudi 10 janvier 2002

Elle avait des cheveux bruns qui savaient se tenir avec raideur autour de son visage. J'avais pleins de tourbillons blonds et bouclés sur ma tête. Elle était née en avril, au milieu du printemps. J'étais apparue trois mois plus tard, au coeur de l'été. Elle avait deux frères aînés. J'en avais un. Elle était décidée et déjà exigeante. J'étais secrète et déjà méditative. Elle n'aimait pas trop jouer à la poupée comme le font les petites filles. Moi aussi les jeux de future femme au foyer m'ennuyaient éperdument. Elle préférait pédaler à vive allure sur son petit vélo bleu. Je la suivais sur ma bicyclette rouge qui avait gardé comme la sienne ses petites roues sur les côtés, attendant que nous soyons devenues bien assurées. Elle avait T. et S. comme copains de son âge. T. et S. avaient aussi mon âge et étaient aussi mes amis et ensemble, nous formions une petite famille dans la résidence où nous habitions, et nous fréquentions le même bac à sable, nous balançant sur la même balançoire verte. Elle vivait au deuxième étage, avec ses parents et ses frères. J'habitais au rez-de-chaussée, avec mes parents et mon frère. Nous avions cinq ans à peine.

J'essaie de fouiller dans ma mémoire. Mais très peu d'images me reviennent de cette période. De toute cette période qui court de ma naissance à mes six ans. Je crois me rappeler certains faits, mais en réalité ce sont des photos prises en ce temps là que j'ai si souvent regardées et j'ai inconsciemment reconstitué des souvenirs que je n'ai plus. Le petit vélo rouge avec les roues sur les côtés, c'est un souvenir fabriqué. Ce que je vois dans ma mémoire, ce n'est pas la scène telle que je l'ai vécue, mais la photo représentant toute la petite bande d'enfants à côté du bac à sable. J'ai les mêmes souvenirs artificiels pour ma rentrée à la grande école, en C.P. : on m'avait acheté un beau cartable "Tan's" parce que c'était à la mode à cette époque là ("t'as ton tan's ?" disaient les publicités à la télévision), lissé les cheveux et habillé d'une petite jupe blanche, et on m'avait fait poser devant la porte vitrée de la résidence. J'ai l'impression que j'étais un peu anxieuse en ce premier jour de septembre. Mais je n'en sais rien en fait, c'est juste ainsi que j'interprète le sourire crispé que je vois sur la photo. Cette période de ma petite enfance baigne dans un flou imprécis heurté par plein de vides. Après mes six ans, nous avons déménagé, car notre appartement était trop petit, et les souvenirs qui se sont constitués plus tard, lorsque j'ai eu pleinement conscience de moi-même et que j'ai eu l'âge d'écrire et de réfléchir, se sont associés à un autre lieu et à un autre milieu. De l'appartement avec la petite chambre orange grande comme un placard et la cuisine dont la vue donnait sur le bac à sable, il ne me reste que des images qui semblent appartenir à un autre temps - presque à une autre personne, comme si ce n'était pas moi la petite fille aux boucles blondes, mais que j'acceptais de le croire au vu des photos jaunies qui se décollent dans les albums de cette époque.

Seulement voilà, aujourd'hui, j'essaie de replonger dans cette première enfance, pour y retrouver malgré tout des images perdues. Il y a quelques semaines, j'ai envoyé un e-mail à la petite fille brune à la bicyclette bleue. Sa mère avait revu mes parents et elle avait fortement insisté pour que nous reprenions contact, après près de vingt ans de silence. J'ai donc écrit à la petite fille. Je lui ai dit : "J'ai toujours de petits cheveux rebelles qui s'amusent à frisotter autour de mon visage, mais je sais maintenant pédaler sans petites roues sur ma bicyclette. Et puis je suis toujours aussi méditative, à tel point que je suis devenue prof de philo." Elle m'a répondu : "c'est marrant, ça te va bien comme métier, je t'imagine très bien là dedans". Et elle m'a apprise qu'elle, elle était devenue médecin. J'ai eu du mal à le croire : la petite fille brune du bac à sable soignant de vrais malades, faisant de vraies piqûres, ça m'a fait tout bizarre. Et pour finir son message, elle m'a dit : "quand est-ce que tu viens me voir ?". J'ai hésité quelques secondes, et je lui ai répondu : "j'arrive aux prochaines vacances !"

Alors voilà, dans un mois, je vais retrouver ma copine d'enfance. Je suis un peu anxieuse et curieuse à la fois, car au fond c'est une inconnue que je vais rencontrer, car il est évident qu'on ne peut être la même personne à six et à vingt-six ans. Et puis aussi, si on ne s'entend pas, j'aurai dû mal à rentrer en courant chez moi. Car je ne vous ai pas dit... La petite fille brune est toujours aussi entreprenante et aventureuse et elle a décidé de s'installer à Pointe-à-Pitre... en Guadeloupe !


le guéridon aux souvenirs




Il y a un an.
Il y a deux ans.