Mardi 9 avril 2002 Je suis allée à la bibliothèque Inter-Age avec mon père. Dans un rayon
étrangement intitulé "Philosophie", il y avait deux longues rangées de
livres sur la mort. Comment faire face à la mort. Comment affronter la
maladie. Comment voir mourir ceux qu'on aime. Ca m'a fait un peu peur.
Est-ce que lorsqu'on est vieux on pense plus à la mort ? Plus qu'avant,
quand on était jeune ? Je ne sais pas.
Je ne cherchais rien de particulier, mais, dans le rayon Littérature, je
suis tombée sur un livre de Marguerite Duras, que je ne connaissais pas :
Ecrire, publié en 1993 et écrit dans sa maison de
Neauphle-le-Château. J'ai lu les quelques pages d'une traite. Puis je les ai
relues une deuxième fois pour prendre en notes les passages qui me
touchaient le plus. Jusqu'à ce que je me rende compte que je recopiais
presque la moitié de l'ouvrage.
Elle parle de la solitude. De la solitude de l'écriture. Elle dit qu'il faut
être seul pour écrire :
"Se trouver dans un trou, au fond d’un trou, dans une solitude quasi
totale et découvrir que seule l’écriture vous sauvera."
Combien je suis seule, moi, ici, effrontément devant le regard de tous,
lorsque j'écris dans ces pages... Mais c'est une solitude lumineuse. Pas
cette solitude des soirées d'hiver quand on entre dans l'appartement et
qu'il n'y a personne. Personne pour vous accueillir, personne pour vous
embrasser, personne pour vous préparer à manger. Non, pas cette solitude là
qui colle à la peau et qui fait mal. Juste cette solitude tranquille de
l'écoute.
L'écoute des bruits qu'il y a en moi. Des voix qui parlent à mon oreille.
Des mots qui coulent sous mes doigts. Je la veux toujours cette solitude. Et
je sais que le nombre de lecteurs ne pourra jamais la détruire. Les lecteurs
aussi, ce sont des bouts de solitude. Mais des solitudes qu'ils vivent en
eux-mêmes et que je ne vois pas. Elles ne m'empêchent donc pas de continuer
à écrire. A écrire seule.
Et puis Duras dit cela aussi :
"L’écriture c’est l’inconnu. Avant d’écrire on ne sait rien de ce qu’on
va écrire. Et en toute lucidité."
Combien de fois ai-je regardé les mots se disposer sous mes doigts...
Combien
de fois les ai-je vus s'afficher tous seuls à l'écran. Combien de
fois
ai-je été surprise moi-même par les chemins sur lesquels ils m'entraînaient
malgré moi. Malgré mes résistances. Malgré mes refus. Malgré mes secrets. Je
découvre mes abîmes en les écrivant. Je plonge en eux. Mais je ne m'y noie
pas. J'ignore complètement ce que je vais dire lorsque j'allume
l'ordinateur. Et puis voilà, j'ouvre le logiciel, et les mots s'écoulent.
Et ce qu'ils disent, ils ne pouvaient pas ne pas le dire. Et au fur et à
mesure que mon texte se déroule, j'y découvre un sens, une logique, une
signification. Comme s'il avait été pensé auparavant. Alors que non : il est
né de mon inconscient. De mes doigts inconscients. Seulement eux. Pas moi.
Non, pas moi.
"C’est l’inconnu de soi, de sa tête, de son corps. Ce n’est même pas une
réflexion, écrire, c’est une sorte de faculté qu’on a à côté de sa personne,
parallèlement à elle-même, d’une autre personne qui apparaît et qui avance,
invisible, douée de pensée, de colère, et qui quelque fois, de son propre
fait, est en danger d’en perdre la vie."
Eva, ce n'est pas moi. C'est cette "personne, parallèlement à
[moi-même]". Elle avance invisible sous son pseudonyme et elle crie en
silence. Et on l'écoute. Enfin, je crois qu'on l'écoute, car c'est moi qui
l'écoute la première. Elle m'apprend beaucoup de choses. Qui je suis. Ce que
je suis capable de faire. D'où je viens et où je vais, même, parfois. Eva,
c'est celle qui écrit. Parfois, je me dis qu'elle vaut bien mieux que moi.
Parce qu'elle arrive à donner du sens à ce qu'elle fait et à ce qu'elle
voit. Parce qu'elle est jolie, avec les formes arrondies de ses lettres et
les couleurs variées de ses phrases.
Parce qu'elle a une séduction esthétique. Bien sûr, Eva, c'est moi aussi,
puisqu'elle est sortie de mon corps, de ma tête. Mais toujours elle sait me
surprendre. Parfois me faire de beaux cadeaux. Parfois me faire voir
l'horreur. Mais toujours elle marche plus vite que moi. Souvent je me dis
que j'aimerais lui ressembler. Même si c'est moi, j'aimerais lui ressembler.
J'aimerais que ma vie ait la pureté et la force de l'écriture. Car elle est
là,
en Eva, la vraie vie.
