Politique et existence
ne font qu'un




pour m'écrire















































































hier demain
Mercredi 1er mai 2002

J'avais prévu de passer la journée à mes petites affaires - mon petit ordinateur, mes petits bouquins, mes petites chansons. Il ne faisait pas bien beau dehors, mais il recommençait à y avoir plus de soleil à l'intérieur de moi. Je me disais même que j'avais enfin réussi à bâillonner la Bête immonde dans mon ventre - cette Bête horrible cristallisant tout ce qui me fait mal dans la société dans laquelle je vis et dans la vie que j'essaie de mener et à laquelle je ne parviens pas à trouver d'orientation. Je me disais qu'enfin cet équilibre ébranlé depuis quelques jours était en train de revenir, qu'enfin mes états d'âme parvenaient à (re)trouver une belle horizontalité sans aspérité ni irrégularité sur l'encéphalograme de mes émotions.

Et puis voilà que des cris sont venus cogner à ma porte, juste en bas de chez moi. Ils disaient : F comme Facho, N comme Nazi, ou bien encore scandaient : Nous sommes tous des enfants d'immigrés, 1ère, 2ème, 3ème génération, et même le grand classique Tous ensemble, tous ensemble, hé ! hé !. Ils chantaient même la Marseillaise. Les plus virulants étaient un groupe de jeunes de pas même vingt ans qui clamaient Aux armes citoyens !, sans pour autant que ce soit un match de foot. Ils le connaissaient par coeur ce chant révolutionnaire extrêmement violent, mais le sang impur abreuv[ant] nos sillons" était devenu le symbole non pas de la guerre nationaliste, mais du partage et de la liberté des cultures. Je suis descendue dans la rue manifester avec eux et avec les milliers de personnes présentes. Je ne pouvais pas faire autrement : il fallait que je dise avec tous les autres ce que je veux pour l'avenir de mon pays.

Non au F-Haine !
Il y avait des gens de tout âge. Pas que des jeunes comme les jours précédents, lors des manifestations moins organisées et plus spontanées qui ont rythmé toute la semaine. Des couples en famille avec leurs enfants, comme à la promenade dominicale. Des mamies avec des autocollants dans le dos, presque de façon incongrue. Des collègues et des personnes que je croise ici ou là. Et puis aussi des gens marchant sous les banderoles des syndicats. Ou encore un jeune militant socialiste aux talents d'animateur, multipliant les slogans tous plus imaginatifs les uns que les autres. Les gens parlaient assez peu entre eux. Ils scandaient surtout les slogans ou sifflaient pour témoigner de leur présence massive, là, parmi les autres. Comme si tous avaient le sentiment que c'est d'être là qui comptait - et pas de se lancer encore dans des débats.

Et puis il y avait moi. Moi, avec mon appareil photo, "jouant les journalistes", m'a dit une collègue. Moi observant en silence. Comme d'habitude. Moi prenant toutes ces images en pleine figure. Moi de nouveau tourmentée et émue. Je croyais enfin avoir retrouvé les mots et ma raison pour réfléchir à tout cela, tant j'ai passé ces derniers jours à en parler avec ma famille et mes amis. Et puis voilà que non, c'est revenu, au milieu de cette manifestation, cette confusion et cette incertitude en moi.

Je suis moi-même la première surprise par la façon dont je réagis à tous ces événements. Je ne comprends pas qu'un résultat électoral me touche autant. J'ai même du mal à verbaliser mes opinions et mes pensées. En fait, je crois que je ne vis pas l'événement d'abord politiquement. Il est une sorte de cristallisation de tout ce que j'ai vécu dernièrement, de tout ce que j'ai fait de ma vie jusqu'ici, de tout ce que je vois autour de moi dans la société. Il est étrange de voir combien tout est confus en moi, moi qui aime tant l'ordre et la clarté. Il y a ma vie, ses incertitudes et ses doutes et puis, mélangé à toute cette mixture bouillonnante, le chaos d'un pays qui ne sait plus très bien ce qu'il veut ou qui s'en aperçoit trop tard. Il est troublant de voir combien mon désarroi face à la société et celui face à ma vie personnelle ne font qu'un, me plongeant au coeur d'un malaise indicible.

"J'ai de l'angoisse dans mon corps", dit une personne anonyme dans un texte qu'elle a rédigé maladroitement et qu'elle a photocopié pour le donner aux gens dans la rue. C'est ça... j'ai de l'angoisse dans mon corps, et tout est confus. Comme si ce vote avait été la révélation de tout ce qui ne va pas non seulement dans la société, mais aussi dans ma vie. Dans ma petite vie rien qu'à moi.

Maintenant je suis rentrée chez moi, mais je ne peux pas simplement retourner à mes petites affaires. Il n'y a pas la politique d'un côté, et ma vie de l'autre. Il n'y a pas le mécontentement électoral d'un côté, et mon malaise existentiel de l'autre. Les deux sont liés dans un même souffle. Alors quand je trouve en revenant près de mon ordinateur un message de Stevee me disant combien elle souffre d'être seule, et un autre de F. m'expliquant combien il est malheureux à cause de moi, parce que je ne sais/peux pas lui donner ce qu'il rêve, je suis finalement encore une fois plus troublée et attristée.

Non, je ne peux pas voir le désarroi autour de moi - quel qu'il soit - sans me sentir à mon tour impliquée. Non, je ne peux pas rester indifférente à ce qui se passe autour de moi, que ce soit humainement, émotionnellement ou politiquement. Tout cela rejaillit en moi. Au fond de moi.



Il y a un an.
Il y a deux ans.