Jeudi 25 avril 2002 Elle est venue d'un coup, comme ça, sans crier garde. Elle, la bête immonde.
Ça ne prévient pas mais ça arrive, ça vient de loin
dit Barbara dans sa chanson. Elle avait une tête hideuse, et pourtant indescriptible, parce qu'invisible. Et pourtant c'était là en moi. Au fond de mon ventre. La Bête me tordait l'estomac, tirait sur mes boyaux et s'amusait à tirer de moi avec violence toute ma sève, tout mon souffle, toute ma force. Je la déteste cette Bête. Je la hais. Je l'abhorre. Je l'abomine. Je l'exècre. Je la maudis. Tiens, y'a même pas assez de synonymes au verbe "haïr" pour dire combien Elle me répugne et combien je l'ai en aversion. Je la connais bien pourtant. Souvent Elle est venue me voir. Se glissant dans mon lit. Sous mes vêtements. Dans le creux de mon ventre. Là où c'est chaud. Là où c'est vivant. Elle est venue là, discrètement, dévorer toute cette vie, arracher toute cette chaleur, pour cracher dessus. Juste cracher sur tout ça. Dans la plus terrible folie. Avec la plus puissante douleur.
Ça s'est traîné de rive en rive
la gueule en coin
Une fois Elle était venue de la même façon. Il y a longtemps maintenant. Mais c'était si fort. Le mal. La souffrance. La peur. Y'avait tout ça en Elle. Tout ça en la Bête immonde. Tout était devenu si difficile pour moi. Je portais le monde dans mon ventre et une plume blanche et légère sur le coin de mon épaule me faisait fléchir les genoux et tomber. Tomber très bas. En ayant du mal à me relever. J'avais si peur. Si peur. Parce que je ne pouvais pas à lutter contre Elle. Elle ne parlait pas avec mon langage. Elle n'avait pas de raison, pas de conscience, pas de regard. Juste une force invisible en moi, m'aspirant, me broyant, me détruisant. C'était Elle contre moi. Moi contre Elle. Toutes les deux mêlées dans l'immobilité de l'angoisse. Je lui disais "vas t'en sale bête !" et Elle, Elle rigolait. Ça la faisait rire ma souffrance. Peut-être qu'Elle avait raison : c'était comique de me voir si faible, si petite, si rien du tout. Là au fond de mon lit, la main sur mon ventre, les yeux grands ouverts sur ma peur. C'était peut-être comique, mais j'avais envie de pleurer. Tout le temps. Tout était si lourd. Oh, si lourd. Et ça a duré un mois, deux mois, peut-être trois. Je ne sais plus. Mais j'ai encore le souvenir douloureux de la cohabitation de la Bête immonde en moi. Un souvenir qui ne peut remonter en moi sans inquiétude. Et si Elle revenait un jour ? me suis-je répété pendant des mois dans un murmure d'effroi.
Et puis un matin au réveil c'est presque rien
mais c'est là ça vous ensommeille au creux des reins
Et voilà qu'un matin, il y a deux jours, Elle a fait mine de revenir. Dès que j'ai ouvert l'oeil, je l'ai sentie en moi. J'ai crié Non. J'ai crié Je ne veux pas de toi. Je l'ai frappé, lui ai tordu le cou, lui ai craché dessus. Je lui ai hurlé Je veux te pisser dessus, t'aplatir, te crever les yeux. J'oubliais que la Bête immonde n'avait ni yeux ni cou ni visage. Qu'elle était juste une présence en moi. Un souffle de mort. Pesant. Si pesant.
c'est pas forcément la misère c'est pas Valmy c'est pas Verdun
mais c'est les larmes aux paupières
au jour qui meurt au jour qui vient
Mais je n'ai jamais rien pu faire contre la Bête immonde. Je ne connais que la raison et la conscience et Elle, Elle est la négation de tout cela. Je ne peux la frapper qu'avec ma volonté consciente. Mais ma conscience ne peut la toucher, car Elle habite au fond de mes entrailles inconscientes. Et là bas on ne peut pas entrer. Là bas c'est fermé. C'est noir. C'est effrayant.
On fait tous la même prière on fait tous le même chemin
Qu'il est long quand on doit le faire
avec ce mal au creux des reins
Dès que je me suis aperçue qu'Elle était de retour, qu'Elle revenait comme ça, sans raison, j'ai voulu mettre des mots sur Elle. J'en ai parlé aux compagnons d'armes, avec l'illusion impossible qu'on pourrait me comprendre. Nono m'a répondu que quand une Bête immonde jaillissait en elle, elle mangeait des profiteroles au chocolat et qu'aussitôt l'horreur disparaissait. Mais ma Bête à moi n'est pas boulimique. Elle se nourrit du vide et de la famine. Nono ne comprenait pas que la seule image d'un gâteau au chocolat avec plein de crème ferait vomir la Bête en moi. Juju, elle, m'a dit qu'elle avait eu plusieurs visites de la Bête en elle depuis ses 16 ans et m'a assurée que c'était bien plus physique que psychologique. J'ai bien voulu la croire. N'être coupable de rien, ça soulage. Mais comment la faire partir ? C'est peut-être la Lune qui a envoyé la Bête, mais il n'en reste pas moins difficile de la faire fuir. La Bête, elle, n'a peur de rien.Il y avait des perles noires au coin de mes yeux. Je me suis dit qu'il fallait que je les laisse partir. Doucement. Qu'elles coulent sur mes joues. Purification lacrymale. La Bête s'est liquéfiée. Soudain si transparente sur mes joues. Enfin si humide dans mes mouchoirs en papier.
Elle n'est pas tout à fait partie. Je le sais. Je le sens. Mais Elle est moins lourde au fond de moi. Les mots l'assassinent. Les mots de la chanson de Barbara. Et puis les miens aussi. Ces mots qui ont coulé du coin de mes paupières.
Qu'il faut bien vivre
Vaille que vivre