Samedi 4 janvier 2003

Tout va très bien
Quelque part dans la maison de mes parents, il y a un vieux cartable, au cuir tout râpé, dans lequel on a entassé il y a des années de cela d'anciennes partitions de musique. Ce sont des chansons des années trente, à deux sous pièces, que ma grand-mère sans doute achetait pour les jouer au piano et animer les soirées d'hiver. Cela fait une éternité que je n'ai pas eu ces vieux papiers entre les doigts, mais je me souviens bien des feuilles toutes jaunies couvertes de notes de musique. Il y avait les paroles sous les portées. Des paroles faussement chastes auxquelles je ne comprenais pas grand chose lorsque j'étais enfant. Sur la couverture de la double page de la partition, il y avait toujours un dessin ou une photo et un nom aux résonances inconnues pour les oreilles modernes. Parfois, l'envie me prenait de ressortir ces vielles partitions. Je me mettais au piano et j'essayais de déchiffrer péniblement les quelques notes, en pianotant de la main droite sur les touches noires et blanches. Je n'arrivais pas à trouver l'air la plupart du temps. Alors ma mère venait, et chantonnait derrière moi. Elle se souvenait des chansons pour les avoir entendues petite et les avoir chanté elle-même.

Ma chanson préférée, c'était "Tout va très bien Madame la Marquise". Cette histoire de maison qui flambe et qui se déglingue de tous les côtés, tandis que le valet continue de prétendre que tout se passe bien et qu'il n'y a pas de problème, c'était facile à comprendre au moins. Le monde qui s'effondre et ce type qui répète mordicus que "tout va très bien", c'était comique. Cette chanson, c'était l'ironie du malheur alliée à l'hypocrisie béate du bonheur feint. Bien sûr, je ne comprenais pas les choses comme cela quand j'étais petite. Mais je savais au fond de moi de quoi il était question.

Aujourd'hui, j'ai l'impression que cette chanson raconte l'histoire de ma vie. "Tout va très bien Madame la Marquise", m'entend-on chanter en murmurant derrière un faux sourire. Je suis à la fois le valet qui raconte des noises à sa maîtresse et la marquise dont les biens s'évaporent dans l'avalanche des catastrophes. "Tout va très bien", je me répète au creux de mon oreille. "Tout va très bien" alors que rien ne va. Au fond de moi, je sais que ma vie est un mensonge. Je mens par omission. On me dit : "tu fais un magnifique travail, enrichissant et stimulant". Je ne suis pas honnête, car je ne nie ces paroles fallacieuses que bien mollement, comme si je voulais me convaincre moi-même que je fais le métier qui me plaît. Il me dit : "je t'aime". Je ne lui réponds pas. J'en suis incapable - les mots se perdent dans ma gorge. Alors je l'embrasse dans le cou, comme si c'était une réponse. La vérité, c'est que je n'arrive pas à affronter la vérité. Je la connais, mais je ne veux pas la voir. La vérité me fait peur. Je me crève les yeux pour continuer à avancer d'un pas léger. Oedipe m'a poursuivie et je l'ai rattrapé.

Tout va très bien Madame la Marquise, tout va très bien...

C'est plus confortable



Introduisez votre adresse e-mail
pour être averti lorsqu'un nouveau Regard sera ouvert :
InscriptionDésinscription


Il y a un an.
Il y a deux ans.
Il y a trois ans.

pour m'écrire


Hier Retour à la page d'accueil Demain