Souvent, je me déteste. Non, ce n'est pas vraiment moi que je déteste, mais c'est mon inaptitude au bonheur. J'ai le monde entier entre mes mains : un monde immense qui me tient serrée entre un regard brun qui plisse sous un amour inespéré et des mains chaudes qui remontent le long de mon corps pour le rendre plus souple encore, sans jamais menacer de le briser. J'ai tout ça pour moi. Et bien plus encore. Nos amis nous regardent et ils sont jaloux de notre entente. Ils voudraient être à notre place. Ils ne le disent pas, mais cela se voit à leurs yeux admiratifs et envieux à la fois. Toutes les filles voudraient d'un garçon qui vous emmène un long week-end à Amsterdam juste parce que vous avez dit que vous avez toujours rêvé de visiter cette ville du Nord et que vous vouliez voir si elle est comme dans la chanson de Brel. Toutes rêveraient d'un homme qui vous apporte des croissants au lit le matin, même si c'est un 1er janvier et que toutes les boulangeries du quartier sont fermées. Toutes souhaiteraient qu'on leur offre des cadeaux de vraies femmes - une robe de soirée et du parfum - et voudraient qu'on écoute leurs caprices, même si ceux-ci, c'est faire du patin à glace en plein froid dans Paris ou traverser la ville entière pour aller raccompagner la copine célibataire en pleine nuit. Et puis surtout, toutes les filles donneraient cher pour avoir entre leurs bras un garçon qui leur dit "je t'aime" en ne pouvant retenir une larme d'émotion au coin de l'oeil."Il est serviable, ce garçon", me disent mes parents qui n'ont plus besoin de s'inquiéter pour moi car je ne prends plus le RER le soir depuis que je le connais, étant donné qu'il me raccompagne toujours en voiture jusqu'au pied de chez moi. "On est bien avec vous deux et on a envie d'être heureux tellement vous l'êtes", m'avoue Copine Juju après avoir passé tout un week-end avec nous. "Vous me faites rire tous les deux", sourit la copine du copain en nous regardant danser des slows d'une façon très personnelle même quand il n'y a pas de musique douce qui sort des haut-parleurs de la chaîne Hi-Fi. "J'ai de la chance", je pense moi-même en serrant mes doigts entre les siens dans les rues de cette ville grise construite sur l'eau.
Je pensais à tout cela dans les rues d'Amsterdam. A mes rêves de petite fille enfin exaucés, à cette liberté de mon corps enfin gagnée et à ce bonheur socialement déterminé et extérieurement réalisé que je touche enfin du doigt lorsque ses mains font le tour de ma taille. Je pensais à tout cela, mais je n'étais pas heureuse. Parfois j'avais même envie de pleurer. Un soir, dans ce café brun, entre les tables de bois bruni et le parquet usé d'un pub deux fois centenaire, quelques gouttes de tristesse sont tombées de mes yeux pour aller mouiller ses mains. Il n'a pas compris pourquoi je pleurais. Il a cru que c'était parce que j'étais trop heureuse de l'entendre dire son amour pour moi. La vérité, c'est que je pleurais parce que je m'apercevais que jamais je ne pourrai être totalement heureuse avec lui, que toujours il me manquerait quelque chose et que ce n'est pas lui qui pourrait combler ce vide.
J'étais là bas avec lui. Là bas, sur les ponts arrondis, entres les hautes maisons grises effilés aux frontons si originaux, au bord des péniches et des maisons flottantes. Là bas, entre les draps blancs et ses bras mates, réveillée par les cris des canards sur le canal en bas de l'hôtel et par son souffle régulier dans mon cou. J'étais là bas seule avec lui, au plus près de son corps et de son coeur, dans une des villes les plus construites pour l'amour, mais je pensais à tout ce qui nous séparait - à tout ce qui nous séparera toujours. A l'extérieur, tout est parfait. Mais à l'intérieur de moi, je sais que ça ne pourra fonctionner. Je le sais comme une certitude qui piétine mon coeur et qui l'attire dans un tunnel obscur dans lequel je me perds. Plus il devenait proche de moi, plus je sentais que jamais il ne me trouverait telle que je suis, que jamais il ne me comprendrait. Une proximité qui confine à la distance. Plus tu es là près de moi, plus je sais que jamais tu ne sauras me rencontrer.
Je suis bien entre ses bras. Je voudrais qu'il me serre plus fort encore pour que je puisse entrer en lui. Mais dès que je le quitte, la vérité est là qui vient m'éclater en pleine figure. Une vérité qui fait mal, qui me hante et qui finira par tuer son amour, je le sais. La certitude de l'échec me consume mélancoliquement sans parvenir encore toutefois à écraser le désir. Il y a le mot "fin" qui est tissé implicitement dans les fibres de notre amour. Nous ne pouvons aller ailleurs que dans cette direction. Mais je n'arrive pas à écrire ces trois lettres et à tout arrêter. J'ai encore besoin de lui, même si je sais que jamais nous ne pourrons parler totalement à la première personne du pluriel.
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