Quand on sort dans la rue, on a l'impression d'être entré dans un four. Sauf qu'il n'y a pas de porte par où l'on peut sortir. Seules les bouches de métro sont devenues des espaces de simili fraîcheur où, s'il n'y avait l'odeur âcre de la transpiration des gens qui rentrent du boulot le soir, on pourrait enfin espérer pouvoir reprendre son souffle. Paris, au mois d'août, ne ressemble plus à rien. Aux portes des boutiques, il y a marqué "fermé" en lettres capitales et dans les couloirs du métro il n'y a plus que des gens qui traînent des valises à roulettes. A mesure que la ville se remplit de touristes, elle se vide de ses habitants. Paris désertée, ça ne veut plus dire grand chose. Le vide ne va pas très bien à Paris, décidément.Je marche dans les rues comme un automate. Le mécanisme invisible de l'habitude déjà acquise est le seul moteur qui puisse encore me faire avancer. Le matin, au réveil, c'est un déchirement et je me dis, dans un demi sommeil : pourquoi, pourquoi se lever ? Arrivée au bureau, je travaille sans m'arrêter, tournant les pages dactylographiées des grands écrivains, m'accordant comme seul amusement de lire quelques passages par ci par là. Le midi, j'emporte ma salade ou mon sandwich sur les bords de Seine et je regarde passer les bateaux. Il y a de grandes péniches orgueilleuses qui se prennent pour des paquebots et qui avancent fièrement, le front en avant. Il y a aussi des bateaux-mouches sur lesquels les touristes attroupés entendent sans l'écouter une voix atone qui récite l'histoire du Louvre ou du Champ de Mars. A chaque fois, il y a un ou deux touristes qui me regardent croquer dans mes tomates-riz-concombres, et à chaque fois, je lève les yeux de mon bouquin pour les regarder à mon tour. Parfois, il y a un enfant qui fait coucou de la main, depuis la rive, ou bien depuis le bateau. Mais toujours, la vedette finit par disparaître sous un pont, et vogue le navire, la vie va se poursuive ailleurs.
Au moins une fois dans la journée, j'ai envie de tout laisser tomber et de plonger dans le fleuve pour nager jusqu'à la mer. Ici, tout me semble si faux. Cette prétendue plage de bord de Seine où les gens en maillot de bain sont étendus sur une épaisseur de trois centimètres de sable dissimulant à peine le bitume gris. Ce boulot auquel je n'arrive pas à croire parce que je trime toute la journée durant sans recevoir un seul sou, et sans même véritablement apprendre quelque chose qui pourrait probablement me servir un jour. Cette certitude, aussi, que seul le changement pourrait me redonner vie.
Auparavant, je regardais les bateaux passer sur la Seine un petit peu comme les vaches regardent passer les trains. Les autres avançaient, et moi je piétinais sur place. Aujourd'hui, j'ai sauté en marche dans un véhicule. Le seul problème, c'est que je ne sais pas où il va. J'espère que je le saurai avant d'arriver au terminus.
Je dis cela à ma collègue qui a exactement le même âge que moi. Elle, elle a fait un chemin encore plus long que moi avant d'échouer sur ce bout de quai. Mais sait-elle, elle aussi, où elle va ? Elle me répond, en souriant, avec son petit accent russe : "Ne t'inquiète pas, tu es la deuxième fille de 28 ans que je rencontre et qui remet en question le cheminement de sa vie. C'est le chiffre 28 qui veut ça : tous les 7 ans, les filles s'interrogent sur leur existence". Oui, peut-être, au fond, ce n'est qu'une histoire de nombre. J'espère seulement qu'à mes 35 ans, la crise ne sera pas aussi longue et profonde...