Lundi 22 septembre 2003

Les frigos de chez Darty
On est là, au pied de la Tour Eiffel, à croire que l'avenir est à portée de main et qu'il est aussi grand que cette géante parisienne qui nous surveille du coin de l'oeil. On se tient par la main et on se fait des bisous baveux dans le cou. On s'exclame que nous deux ce sera jamais comme les autres, que nous deux c'est unique, que nous deux ça n'existera jamais que dans le rouge sang de la passion. Et pourtant, ça arrive quand même. Dix mois plus tard, on se retrouve chez Darty, au rayon électroménager, à discuter du meilleur frigo à acheter du point de vue de son rapport qualité/prix. Elle est passée où, alors, la passion ? Glacée dans le froid artificiel du réfrigérateur Arthur Martin ?

La première fois que nous nous sommes fait la remarque, c'était il y a un mois à peu près dans une crêperie, un dimanche soir après un retour de week-end. O. m'a dit : "tu te souviens, la première fois que nous avons mangé ensemble dans une crêperie ?" Bien sûr que j'en ai le souvenir. C'était un dimanche midi au pied de Montmartre. C'était le premier ou le deuxième week-end que nous passions tous les deux, entre deux trains comme cela allait en devenir l'habitude. Nous nous étions couchés très tard la veille - ou plutôt le matin -, ayant passé la soirée dans une de ces soirées étudiantes dans laquelle nos amis nous avaient fait échouer. Je n'avais pas voulu - pas osé - dormir chez lui et j'avais cru devoir préféré le matelas pneumatique dans la chambre de Stéphie à la Cité U. En vérité, je n'avais quasiment pas dormi de la nuit, car, loin de lui, je n'avais pensé qu'à lui. Qu'à lui loin de moi. Le lendemain, dans cette crêperie choisie au hasard, nous nous étions retrouvés. Et nous nous étions regardés longtemps sans pouvoir ni parler ni manger. Nous n'avions pas pu finir nos crêpes ce jour-là, comme si l'émotion nous avait coupé l'appétit. Nous nous étions dit : est-il possible d'être si amoureux qu'on en perd l'habitude même de manger ? Mais alors, qu'allons-nous devenir, nous qui ne sommes déjà pas bien gros ? Neuf mois plus tard, le temps d'un amour sorti de sa gestation, nous étions dans une crêperie analogue. Je ne me souviens plus déjà de quoi nous parlions. Mais je me rappelle bien de ce qu'il m'a soudain dit : "tu te souviens comment c'était au début ?". Oui, au début, c'était différent. Il y avait cette émotion, cet espoir, cette peur aussi et surtout. C'était différent au début. Alors je lui ai demandé : "tu préférais au début ? C'était mieux ? On a perdu quelque chose ?" Il a balancé la tête : "non, ce n'était pas mieux, c'était différent, c'est tout. On n'y peut rien, tout change - et pas forcément en pire, je t'assure.". Voyant mon regard s'assombrir, ce soir là, dans la crêperie, O. a voulu me rassurer, m'expliquant que si aujourd'hui il ne m'aimait plus à en perdre l'appétit, cela ne signifiait pas qu'il m'aimait moins ou moins bien. Bien au contraire : il m'aime aujourd'hui en connaissance de cause. En un sens, c'est bien plus unique que la plus folle des passions conquérantes.

Je n'ai pas compris tout de suite qu'on pouvait aimer différemment sans pour autant pervertir la force de son amour et qu'attribuer un jugement de valeur à ses sentiments n'avait aucun sens. J'ai toujours eu peur de l'amour dévoyé par l'habitude, érodé par le temps, gâché par l'ennui. Encore aujourd'hui, à la menace de la vieillesse j'assimile la perspective terrifiante de l'amour lassé et lassant, comme si pour moi aimer par ennui était bien pire que mourir d'amour. Le temps qui use et qui creuse des fossés dans les peaux des amants est le plus dangereux de mes ennemis, comme si j'avais un calendrier pour rival. Pourtant, le temps est là. Il passe et, continuellement, il fait changer les choses et les gens. Et on n'y peut rien. L'amour, lui aussi, est forcé de s'adapter, s'il veut pouvoir perdurer. Alors, il faut tout ré-apprendre au début. Transformer l'instant en durée, la passion en amour, l'attente en certitude. Ce n'est pas facile. Surtout lorsqu'au milieu de tout cela, on veut conserver en même temps le plaisir, la joie et la surprise.

Aimer encore, aimer toujours, presque un an après, c'est nécessairement aimer différemment. Mais c'est la différence, justement, qui rend l'amour si puissant. Je n'aime pas par habitude, comme je le craignais, mais j'aime parce que je sais, parce que je connais. Aujourd'hui, je sais que j'aime O. pour lui-même, pour ce qu'il est vraiment, et non pas pour l'image qu'il projette de lui-même dans mes fantasmes. Ce n'est pas le mirage de sa silhouette qui m'attire, mais c'est ce qu'il est, ce qu'il fait, ce sont ses qualités, ses défauts. C'est lui, tout entier.

Aujourd'hui, je crois pouvoir penser sans me tromper qu'aimer différemment dix mois après, c'est aimer vraiment. Et, même s'il porte implacablement l'image lourde et monotone du quotidien, un frigo de chez Darty ne saura en rien enlever à cet amour de son authenticité irremplaçable.

moi, de dos, face à la mer



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