Bientôt les vacances, enfin. Dans quelques jours, je serai dans la montagne, à 2 000 mètres d’altitude, loin, enfin de cette atmosphère parisienne qui rend mes yeux piquants. C’est le dernier jour de mon stage aujourd’hui. Le dernier jour du dernier stage, j’espère. Voilà un an que je travaille pour 200 euros par mois, et il y a bien un moment où il faut arrêter pour passer à autre chose. Passer à quoi, je ne sais pas, mais passer à autre chose en tout cas.C’est étrange ces vacances qui sont déjà là. Je n’ai pas vu ces deux derniers mois passés. Cette impression que le temps s’accélère et qu’on n’arrive pas à en prendre la mesure donne le vertige. Est-ce cela vieillir : les jours se mettent à passer comme des secondes ?
Ici, presque tout le monde s’en va en vacances ce soir. Les bureaux vont devenir déserts. J’ai fini de travailler sur le bouquin auquel je participe. Les dernières photos ont été intégrées dans la maquette et les dessinateurs ont rendu presque tout leur travail. Bientôt, on pourra voir les dernières épreuves, puis le Bon-A-Tirer. Dans quelques semaines, de jeunes écoliers tiendront le livre fini entre les mains. Peut-être qu’ils s’amuseront à voir tous ces beaux dessins, ou bien ils soupireront lorsque leur instituteur leur dira « ouvrez le livre page 43 et expliquez l’appareil respiratoire de la grenouille ». Encore un boulot où tout commence pour les uns là où tout finit pour les autres…
Hier, j’ai dû expliquer au jeune stagiaire qui va me remplacer le travail que j’ai fait sur le livre. Je lui ai asséné des noms, des adresses, et même du vocabulaire (« épreuves », « BAT », « photograveur », « maquette », « gravure »…) qu’il ne connaissait pas. Le pauvre avait l’air perdu. Je me suis revue moi-même l’année dernière à la même époque. J’étais dans un bureau similaire, sous une chaleur analogue et l’éditrice qui allait partir en vacances m’expliquait ce que je devais faire pendant son absence. Elle m’avait tout marqué sur un papier : les épreuves que je devais envoyer par coursier à la correctrice, les chapitres que j’allais recevoir corrigés par l’auteur, la boîte mail que je devais consulter… C’était clair pour elle, mais moi je ne comprenais rien. J’avais le comment, mais pas le pourquoi. J’étais perdue les yeux dans les petites tâches et je n’avais aucune vision de l’ensemble. Je me demandais bien comment cet ensemble de courriers échangés, ces gros paquets de feuilles envoyés des uns aux autres pouvaient donner au final un livre. Je ne voyais que des photocopies et des noms et des métiers que je ne connaissais pas. Peut-être croyais-je encore un peu à ce moment là qu’il suffisait pour faire un livre de prendre sa plus belle plume et son plus beau papier…
En un an, jour pour jour, c’est fou le chemin que j’ai parcouru. Je crois que je peux dire que j’ai appris un nouveau métier. Je ne sais pas tout, bien sûr, mais enfin il y a déjà un monde si grand qui s’est ouvert à moi. Jusque là j’avais passé les trois quarts de ma vie dans les livres, mais j’ignorais tout d’eux. Les faire me semblait rien, les écrire m’apparaissait tout. Comme si seul l’auteur faisait le livre. Alors qu’en réalité ce qu’écrit l’auteur aurait bien peu de puissance de réception auprès du public si le travail de l’éditeur ne venait pas le soutenir. Je sais tout cela maintenant.
C’était dur de repartir à zéro, comme si tout ce que j’avais fait avant n’avait pas compté. Il m’a fallu pas mal d’humilité. Accepter de montrer aux autres qu’on ne sait pas, alors qu’eux ils savent, ce n’est pas toujours si évident pour son orgueil. Être appelée « la stagiaire » par des gens moins diplômés que soi ou presque du même âge, ce n’est pas non plus si facile. Mais un an après, même si je sais que je risque de ne pas trouver de boulot si facilement, je me dis que peut-être tous ces sacrifices n’ont pas été inutiles. J’ai vraiment appris. Maintenant, je peux dire que j’ai deux métiers, voire paraître calée dans le second même aux yeux de ceux qui ignorent que j’ai eu une autre vie professionnelle avant d’entrer dans l’édition.
J’ai la conviction pourtant que je ne suis pas prête d’arrêter mon premier métier. Que quoi qu’il arrive il sera toujours en moi. Je serai toujours prof. J’aurai toujours envie de montrer, d’expliquer, d’apprendre. Qui plus est, je serai certainement toujours obligée d’enseigner pour continuer à alimenter mes finances. Mais enfin, désormais, il n’y aura certainement plus que plus cela dans ma vie professionnelle. Il y aura ces livres qui se feront grâce à moi, ces projets que j’aiderai à mener à bien, ces bouquins avec en tout petit sur la page des « ours » (la page où il y a tous les noms des collaborateurs de l’ouvrage) mon nom en tout petit. Est-ce là une revanche inconsciente de l’éditrice sur la prof ? Un désir caché de réaliser un produit que chacun pourra tenir entre ses mains, un objet qui restera… alors que les enseignements prodigués par le prof dans une salle de classe s’en vont si vite dans les têtes des élèves et qu’un mois après les examens tout a été oublié. Graver sur des pages tout ce que je n’ai pas parvenu à transmettre oralement. Continuer d’expliquer aux autres, mais avec l’illusion que ce sera enfin plus profitable, plus indélébile. Lutter à coup de livres contre l’ignorance et l’oubli, à défaut de pouvoir le faire par la parole. Oui, parfois, je me dis que c’est ce désir là qui m’a menée là où je suis aujourd’hui.
Peut-être que finalement il y a une logique dans notre existence.