Encore une journée où nous nous levons avec le soleil. Aziz, un des cousins d'O., vient nous chercher à 6 heures. Il a prévu de nous emmener faire du rafting de l'autre côté du Mont-Liban, la chaîne de montagnes qui coupe sur sa longueur tout le nord du pays. O. m'avait prévenu : "Aziz a toujours été le plus casse-cou de la famille". Et en effet, dans la voiture, il nous parle de ses derniers exploits sportifs : plongée sous-marine, saut en parachute... Cela ne me rassure pas trop sur la séance de rafting à venir ! Ce côté tête brûlée, Aziz l'a aussi dans sa manière de vivre. Sur la route, il conduit vite, n'hésitant pas à faire des demi-tours imprudents sur l'autoroute pour me permettre d'admirer un point de vue intéressant ou me faire prendre des photos. Quand on passe devant un militaire ou un policier, Aziz crie par la fenêtre "looser, looser !" et quand il croise une musulmane voilée de la tête aux pieds, il l'appelle "ninja" ou "pingouin", et part dans un éclat de rire frondeur. A Beyrouth, un ami d'Aziz nous a rejoint. Les blagues fusent dans la voiture, entre les garçons. O., à mes côtés, rit lui aussi, et parfois me traduit. Souvent, Aziz s'arrête sur le bord de la route pour demander son chemin, interpellant les passants depuis son volant. O. et moi avons pourtant une carte du Liban que nous avons achetée en France et il nous suffirait de lire le plan ou de suivre les quelques indications sur les panneaux routiers. Mais cette signalisation routière est très récente au Liban. Les Libanais n'ont pas pris l'habitude encore de consulter une carte et préfèrent s'arrêter pour demander, même s'il faut le faire toutes les 5 minutes !La route est longue jusqu'à notre lieu de destination - plus de quatre heures. Après Beyrouth, nous prenons le chemin de Baalbek. Heureusement, il est encore tôt. O. m'explique que d'habitude il y a tellement de monde qui emprunte cette route le matin que les automobilistes n'hésitent pas à monter sur trois voies - alors que la route n'en fait que deux ! Au Liban, les deux grosses lignes jaunes qui séparent les deux sens de la circulation sont loin d'être un obstacle à toutes les imprudences. De toute façon, le plus mauvais des automobilistes sait qu'il ne risque pas d'avoir une amende : la police semble impuissante et quant à l'armée libanaise, pourtant présente dans tout le pays à de multiples barrages, elle paraît avoir essentiellement un rôle de figuration. Si, parfois, elle arrête les camions qu'elle sait pertinemment rempli de haschisch - culture qui, jusqu'à la paix en 1990, était très prospère, au point d'être une des principales sources de revenus du pays - c'est, me dit-on, plus pour se servir d'un sac ou deux au passage que pour sévir.
Une fois redescendus de l'autre côté de la montagne, c'est un paysage complètement différent de celui de la côte qui nous attend. Nous sommes dans la Bekaa. Cette large plaine qui s'étend entre les deux chaînes de montagne - le Mont-Liban à l'ouest et l'Anti-Liban à l'est - est étonnamment plate, alors qu'elle se trouve en altitude (en moyenne à 900 mètres). La Bekaa est le grenier du Liban : c'est là que se trouvent les quelques champs agricoles du pays. Rien à voir avec l'agriculture française : la terre ocre est rempli de cailloux et on se demande bien comment des légumes peuvent y pousser. En vérité, c'est que la région est extrêmement fertile : baignée par deux fleuves (Nahr Litani et Nahr El Aassi), elle bénéficie de ces sources qui viennent contraster avec les montagnes arides et désertiques entourant la plaine. Paradoxalement, malgré la fécondité des terres, la région semble plus pauvre que la côte. Pas de belles villas, mais de petites maisons, souvent inachevées (des tiges de fer sortent des premiers étages), à l'architecture chaotique. Des hommes à la tête enrubannée travaillent en pleine chaleur dans les champs. Depuis le bord de la route, on distingue des camps de Bédouins : des tentes de fortune dans lesquelles on a du mal à imaginer que des familles puissent vivre, des hommes qui font avancer des troupeaux de chèvres noires et poilues, des enfants qui jouent dans la terre. Je me sens vraiment étrangère, projetée dans un pays inconnu... Le fait que par ici la région est essentiellement musulmane y est sans doute pour beaucoup. Sur la route, des hommes font la quête - comme les scouts en France qui récoltent des pièces pour la Croix Rouge. Mais ici, nous explique Aziz, c'est le Hesbolah qui milite pour trouver des fonds. Ce n'est pas tout à fait pareil quand même !
Nous voici enfin arrivés. Nous sommes près de Hermel, au bord du Nahr El Aassi. Ce fleuve, plus connu en Français sous le nom d'Oronte, a la particularité de couler à l'envers - du sud vers le nord. C'est à un grand restaurant au bord d'une cascade que nous retrouvons les moniteurs de rafting. Dans le petit bus qui nous amène au lieu de départ de la descente, des Libanais, qui seront avec nous sur les pneumatiques, se vantent d'avoir fait des tas de sports extrêmes. Bon, me dit O., ce sont des Libanais : ils doivent exagérer un peu... beaucoup ! On nous apprend les rudiments de navigation avec les rames et surtout je mémorise comment on dit "gauche" et "droite" en libanais (je suis la seule française). Nous voici sur les bateaux, avec un moniteur qui nous accompagne pour nous donner les consignes (relativement simples). On nous avait dit que ce serait dur, que ça ferait peur, et tout et tout... Mais en fait le fleuve, même s'il est animé d'un courant assez fort, n'est pas si effrayant - du moins bien moins impressionnant qu'un torrent des Alpes. Il faut parfois pagayer pas mal pour avancer et on ne rencontre pas de réels dangers (seulement des branches d'arbres quand on s'approche trop près du bord). Les sensations fortes ne sont pas vraiment au rendez-vous, mais cela reste une magnifique façon de découvrir le fleuve et les paysages environnants. Beaucoup d'eau, beaucoup de verdure... on ne croirait pas que les déserts de montagne sont si proches. On passe également devant quelques restaurants où des familles sont attablées devant des mezzés géants, tandis que d'autres dansent au son de musiques orientales. On a l'impression que c'est la fête sur chaque rive. Peut-être parce qu'on est dimanche et que c'est un lieu idéal pour changer d'air. Après une petite heure de descente, nous retrouvons le restaurant de notre lieu de rendez-vous. Il nous faut toutefois franchir la dernière cascade, celle qu'on voyait tout à l'heure. En fait, c'est de loin la plus costaud. On boit un peu la tasse, mais on arrive sains et saufs... et trempés. C'était une bonne expérience. Aziz promet qu'il reviendra, et que cette fois-ci il choisira le niveau le plus difficile.
Après un rapide déjeuner, on reprend la voiture pour descendre plus vers le sud de la plaine. Les garçons se sont mis en tête de visiter les caves de Ksara... et surtout, à vrai dire, d'y déguster du bon vin ! Le Liban n'est pas particulièrement connu pour ses vignobles, mais avec Kefraya, Château Ksara produit pourtant de très bons vins, et ce depuis l'époque des Phéniciens. On nous propose de déguster les vins du domaine. 5 ou 6 bouteilles différentes sont ouvertes. Les verres sont remplis à moitié. Très vite, je sens que je plane un peu. Aziz et son copain sortent des cacahouètes, comme si c'était l'heure de l'apéritif. Enorme sacrilège quand on goûte d'aussi bons vins ! Mais il me faut bien avaler la moitié d'un paquet de chips pour ne pas tomber directement dans les pommes ! La visite, parfaitement orchestrée, se continue dans les caves, au milieu des bouteilles. Je ne peux pas dire grand chose sur toute cette partie là de la journée car, euh, j'étais un petit peu ailleurs !
Nous redescendons ensuite sur Beyrouth, en passant les montagnes au moment du coucher de soleil. Les sommets sont orangers, donnant au paysage un aspect presque irréel.
Nous patientons un peu dans les embouteillages à l'entrée de la capitale. Il est déjà l'heure de dîner. Aziz nous emmène dans un snack où nous achetons un sandwich que nous mangeons devant les roches de Raouché (la grotte aux pigeons), près de la mer. Aziz nous raconte ses voyages en Europe et nous l'écoutons en regardant passer les gens sur la corniche. La route de bord de mer ressemble à celle d'une station balnéaire et pourtant, au milieu de toute cette agitation citadine, des bruits de klaxons et de vendeurs de pistaches, on a comme l'impression d'être au milieu du monde.