À vrai dire, en ce moment, je me sens un peu déprimée. C'est sûrement une déprime passagère. Un de ces vagues à l'âme qui se calque sur le mauvais temps. "Il pleut sur mon coeur, comme il pleut sur la ville" dirait le poète. N'est-ce pas difficile de se sentir au printemps lorsqu'il faut sortir avec la grosse veste d'hiver et le parapluie ?Mais ce serait trop facile d'accuser simplement la pluie et de la rendre responsable de mes sauts d'humeur. En fait, il y a pleins de petits éléments imperceptibles qui font que je ne sais pas très bien où j'en suis et que les questionnements commencent à me peser. D'abord, il y a mon CDD qui se finit bientôt. Première source d'incertitude, c'est qu'on n'est pas en mesure de me donner la date exacte à laquelle je devrai m'en aller. Du coup, je cherche du boulot ailleurs, mais sans vraiment chercher, sans me sentir impliquée. J'ai peur pourtant de ne rien trouver, d'être sans travail - donc sans source de revenus - pendant plusieurs semaines, voire plusieurs mois. Je suis réaliste et je sais qu'il faut m'attendre à ne pas avoir autant de chance que j'en ai eu jusqu'à maintenant.
Mais il y a autre chose... J'ai envie de retrouver vite un travail, pour ne pas avoir à m'inquiéter des fins de mois, mais en même temps j'ai envie de temps. Envie de temps pour écrire. Depuis quelques semaines, des personnages viennent m'entourer, me demandant simplement d'exister. Je n'ai pas les visages, mais j'ai les noms, les lieux, la voix narrative. Je n'ai pas le détail des événements, mais j'ai l'intrigue grossière, le moteur narratif, le noeud de la chute. Mes personnages commencent à me devenir attachants. Ils s'imposent de plus en plus à moi. Et puis j'ai comme un défi fou que je me suis lancée : écrire un roman avant mes 30 ans. Je n'ai plus que deux mois maintenant, le temps presse... Comme certains veulent sauter en parachute avant un événement important dans une vie, moi je veux écrire un roman. C'est la même chute dans le vide. La même chute pour exister, peut-être. J'aimerais avoir le courage d'aller au bout de mes rêves. Me montrer à moi-même que je suis capable de mettre des mots sur mes souffrances, sur mes appels intérieurs et sur ma nécessité d'exprimer. Écrire un roman avant 30 ans, comme si cela pardonnait du temps qui passe, comme si cela permettait d'oublier qu'on est responsable de sa vie - et de sa non-action.
Ainsi, d'un côté, j'envoie des CV pour passer 8 heures dans un bureau au boulot d'un autre, et d'un autre, j'espère secrètement avoir un mois de juin suffisamment libre de temps pour pouvoir passer des journées entières devant mon ordinateur, toute entière plongée dans mon histoire. Peut-être qu'encore une fois c'est le même dilemme qui s'impose à moi : entre être adulte et vivre ses rêves, que doit-on choisir pour véritablement être une "grande personne" ?
Et puis, il y a autre chose qui occupe mon esprit... Un truc d'adulte, là aussi. O. et moi, on veut acheter un endroit pour vivre. Ne plus payer tous les mois un loyer qui s'évapore, mais avoir un lieu qui nous appartienne. C'est un rêve de grand, mais un rêve tout de même. Lorsque je suis partie de chez mes parents il y a près de 10 ans, j'ai dû laisser tous mes romans dans ma chambre de petite fille : deux bibliothèques pleines de Zola, Céline et Modiano - une partie de la littérature avec laquelle j'ai grandi. Mes parents m'ont dit : "quand tu seras vraiment installée chez toi, tu pourras les prendre". En attendant, je n'ai eu dans mes chez moi que mes bouquins de cours et surtout mes livres de philo, achetés au cours de mes études (bon, ça fait quand même trois bibliothèques !) Lors de mes déménagements successifs (et il y en a eu tout de même 5), des caisses de bouquins de philo ont été trimballées d'un lieu à l'autre. À chaque fois, les apprentis déménageurs soupiraient, le dos cassé : "mais ça pèse une tonne ce carton ! c'est qui ce Plotin dont la caisse est remplie ?!" À chaque fois, mon chez moi n'était que temporaire. Parfois, il a duré trois années, mais à chaque fois, il n'était considéré que comme un intermédiaire avant le moment où je serais "vraiment installée". Donc les Zola sont restés chez mes parents. Pour la même raison, on n'a pas acheté de machine à laver (trop lourd pour le futur déménagement) ni fait de gros trous dans les murs. Le temps a passé ainsi. Je me suis habituée à l'éphémère, au temporaire. J'ai même appris à penser selon le mode du fugitif, en apprenant à ne pas m'installer vraiment partout là où je passais. Dans mon boulot, en particulier, je n'ai eu que des postes de remplaçante. Je passais quelques mois, un an, et je m'en allais. Je crois qu'au fil du temps, je me suis habituée à cette façon d'exister, au point qu'elle fasse partie de moi.
Acheter un logement, c'est en finir avec cette façon d'exister. C'est ne plus entendre "quand tu seras installée...". C'est surtout avoir à décider une fois pour longtemps et ne pas pouvoir changer d'avis. Les choix à prendre étaient bien plus faciles lorsqu'il s'agissait de dire : "je peux me tromper, de toute façon, ce n'est que pour un an". Là, acheter, c'est s'endetter pour 20 ans, se fixer à un lieu... s'engager. L'engagement me fait peur. La décision est si lourde. Ou du moins, elle le paraît telle.
Alors voilà, dehors il pleut, et à l'intérieur je me noies sous les questions : comment prendre un crédit quand on n'a pas de vrai boulot fixe ? si on arrive à avoir l'argent, comment acheter alors que tout est hors de prix dans Paris ? choisir le nord de Paris, populaire mais abordable ? préférer la banlieue, offrant des surfaces plus grandes ? O. veut et dit savoir ce qu'il veut, mais est-il plus avancé que moi et que mon incertitude ?
Pour le moment, on n'a pas l'argent. O. passe ses soirées à faire des opérations sur la calculatrice et à naviguer sur les sites d'agences immobilières. Et moi, j'ai l'estomac qui se noue parce que je ne sais ni où je vais ni où je dois choisir d'aller. Mais, entre deux multiplications à donner le vertige, et trois changements d'avis, on nous appelle pour visiter une petite maison en proche banlieue. Un minuscule jardinet au soleil, un grand sous-sol aménagé, un beau grenier sous les toits... Voilà qu'on se met à rêver : Hannah se roulant dans l'herbe de l'été, O. bricolant dans le sous-sol et développant ses photos et moi, écrivant mes romans dans mon bureau-grenier pleins de livres. Le rêve est beau quand même. Dommage que les sous ne soient pas là...