Le temps passe. C'est normal, c'est là son essence : passer, s'écouler, mourir. On n'y peut rien. Mais je n'aime pas lorsque le temps passe en laissant derrière lui un désagréable sentiment d'insatisfaction. Un sentiment de gêne, mêlé de déception. Un sentiment qui reste pregnant, le soir, dans le lit, lorsque le sommeil ne vient pas. Un sentiment signifiant que le passage du temps est d'abord une perte et non pas une conquête.Ces dernières semaines ont été fort occupées. Le projet d'achat d'appartement prend chaque jour un peu plus forme. La banque a accepté de nous prêter l'argent. Dans un mois, nous serons devant le notaire et nous signerons l'acte officiel qui fera de nous d'heureux propriétaires. Déjà, on commence à entasser quelques cartons en se demandant comment arriver à faire entrer toute une vie à deux dans des caisses. Le temps passe, et il passe trop lentement parfois. A force d'imaginer comment la vie sera là-bas, dans le nouvel appartement, on perd patience en comptant les jours. A quoi la vie ressemblera-t-elle là bas ?
Ces histoires d'appartement ont occupé une bonne partie de ma vie ces derniers temps. Grâce à elles, j'ai changé de décennie sans vraiment m'en apercevoir. C'est à peine si j'ai été triste le jour de mon anniversaire. Il y avait tant d'autres choses à penser.
Dans le futur appartement, il y aura une chambre en plus. Ce sera mon bureau. Mon bureau rien qu'à moi. J'essaie d'imaginer à quoi il ressemblera : où mettrai-je le bureau ? ajouterai-je une autre table pour avoir la place d'écrire à la main, à côté du bureau à ordinateur ? y aura-t-il un fauteuil confortable ? et quels livres garderai-je pour cette pièce ? Quel luxe, une pièce rien qu'à soi... J'essaie de m'imaginer devant mon ordinateur, les doigts roulant sur les touches, les yeux rivés sur l'écran. Et une seule question m'obsède : arriverai-je à écrire là bas ?
Au mois de juillet, je n'avais pas de boulot. Entre deux CDD, j'ai cru avoir le temps enfin d'écrire. J'avais ce projet de roman que je traînais depuis des mois. Ces notes griffonés dans le petit cahier vert caché dans le tiroir de mon bureau. J'ai eu du mal à faire le vide autour de moi : oublier ces histoires d'appartement, oublier la recherche de travail, oublier les vacances. Ne penser qu'à une seule chose : écrire. Enfin, j'ai pu trouver dans ce mois de juillet quinze jours libres. Quinze jours chèrement gagnés, isolés loin du monde, dans la petite maison de campagne de mes parents. Je suis montée dans la grande chambre à l'étage et j'ai allumé le vieil ordinateur. Son bruit de moteur bien familier, semblable au craquement du bois dans un bateau, m'a accompagnée. Au début, j'avais l'impression que les mots ne viendraient pas. J'avais peur de voir la grande page blanche et le petit curseur clignoter en haut à gauche. Mais très vite, les mots sont arrivés. Je me suis mise à écrire une histoire. Une histoire qui ne ressemblait pas toujours aux notes prises dans mon cahier vert. Une histoire que j'avais l'impression de découvrir au fur et à mesure des jours. Pendant quinze jours, à peine, j'ai écrit après-midi et soir. Le matin, trop paresseuse, je préférais lézarder au soleil avec un bouquin. Mais lorsque j'écrivais, c'était comme si le monde s'arrêtait. J'avais l'impression de faire quelque chose, d'être quelqu'un. J'étais chacun de mes personnages et je vivais en eux. Je revivais des moments que j'avais déjà vécu dans mon enfance et en même temps me mettais à vivre des moments que j'aurais aimé vivre. J'écrivais et c'était comme un voyage. Un voyage dans les mots et les sentiments. Un peu comme si je vivais de nouveau, à fleur de peau, tout ce qui naissait sous mes doigts.
J'ai découvert qu'écrire était une liberté. Pas une libération, comme peut l'être par exemple l'écriture quotidienne d'un journal intime. Mais vraiment une liberté. Ecrire un roman, c'est avoir tous les pouvoirs. Faire vivre et faire mourir, faire rire et faire pleurer, faire avancer et faire arrêter. Mais toujours faire. Existe-t-il d'autres situations que l'écriture fictive où une personne peut ainsi avoir le pouvoir de tout faire ? Peut-être bien que tous les écrivains - même les plus médiocres - sont des dieux en puissance. Des démiurges qui avec un peu de la pâte des mots peuvent faire apparaître des vies. Ces journées d'écriture étaient fortes et légères à la fois. Je me sentais soudain si puissante. Pour une fois, j'avais tous les pouvoirs.
Mais ces quinze jours ont été trop courts. Je n'ai pas même eu le temps de noircir une centaine de pages que déjà ils étaient écoulés. J'ai dû rentrer à Paris et retrouver ma vie sérieuse : recommencer un nouveau boulot, retrouver les préoccupations matérielles liées à l'appartement, récupérer des horaires de vie bien réglées et bien occupées. Je voulais finir mon roman avant de retrouver toutes ces obligations de la vie. Alors j'ai baclé la fin, fait se résoudre les conflits entre mes personnages et ébauché un dénouement plausible. Maintenant le manuscrit trône sur mon bureau. Il attend.
Qu'est-ce qu'il attend ? Que j'ai le courage de l'ouvrir, de le relire, de corriger ses fautes ? J'essaie d'avoir ce courage, le soir, en revenant du travail. Mais c'est si dur d'être mise face à soi-même. J'ai peur de ne voir dans mes mots que le vide. Je regarde de loin mon manuscrit et j'ai envie de tout jeter, tout recommencer. Il y a cette insatisfaction qui me colle à la peau et je ne sais pas comment m'en débarrasser. Est-ce que la conviction d'avoir fait quelque chose qui ne vaut rien est une réalité ? Dois-je me fier à mon sentiment premier et tout jeter, tout recommencer ? Où trouver le courage de faire face à soi et de regarder ce qu'on a écrit avec un regard objectif ?
C'est plus facile de juger les autres que se juger soi-même. Je ne sais pas quoi faire. Alors je garde mon manuscrit à la fin baclée sur un coin de mon bureau. J'attends d'avoir le courage de m'y replonger. Et en attendant, le soir, je me tourne et me retourne dans mon lit, sans réussir à enlever cette certitude d'insatisfaction qui semble ne pas pouvoir se décoler de moi.