Mercredi 24 août 2005

Mes épluchures de vie
Voilà, j'ai posté la grande enveloppe brune. Ça m'a coûté 3,62 €. Mince, c'est cher pour une bouteille à la mer qui va certainement se briser sans trouver un destinataire qui acceptera de la recueillir ! Mais il fallait que je le fasse. Il fallait que j'envoie ce putain de manuscrit à une maison d'édition.

Pourquoi "il fallait" ? Pourquoi cette injonction qui fait figure de nécessité absolue ? Voilà des mois que je me pose la question en la tournant dans tous les sens : pourquoi cette envie d'écrire, mais surtout pourquoi ce besoin d'être lue ? Ne puis-je pas écrire des histoires tranquillement dans mon coin et les donner à lire à mes amis, à ma famille ? Ou même simplement les mettre en ligne sur le net ? Ce serait tellement plus facile : un clic, un peu de pub et hop, le monde à portée de lecture. Mais non, ça ne me suffit pas. Quel paradoxe : j'envoie mon manuscrit à des étrangers que je ne connais pas, mais je n'ose dire à personne de mon entourage que j'ai écrit un roman ! J'ai écrit mon roman comme j'écris mon journal intime : dans le secret, dans la solitude du face-à-face avec l'écran. Pourquoi ? Et puis je veux que ce roman me quitte, qu'il m'échappe, qu'il appartienne à d'autres que moi - lecteurs anonymes, pleins d'ingratitude ou de reconnaissance, qu'importe. Pourquoi ?

Ecrire est le don de soi le plus égoïste qui puisse exister. J'écris pour me donner, pour m'échapper, pour offrir à d'autres mes émotions. Mais en offrant mes démons et mes peurs, je ne veux pas faire autre chose que m'en débarrasser : les donner aux autres pour ne plus que tout ce qui me ronge soit un poids pour moi. Au fond, en écrivant, c'est comme si je mettais des ordures à la poubelle. Voilà ce que je prétends offrir à des lecteurs : mes épluchures ! Dans mes écrits, il y a les petites croûtes de sang coagulé qui apparaissent après une blessure. Peut-être même qu'il n'y a rien de plus. C'est du joli ! Peut-être est-ce pour cela que je ne veux pas donner à lire ces saletés à ma famille, après tout...

Alors finalement, peut-être faut-il se l'avouer : écrire n'est pas un geste aussi noble qu'on le prétend. Certes, on peut écrire des jolies histoires avec de jolis mots, mais à l'origine de tout cela il y a un trop-plein qui a besoin de s'écouler coûte que coûte. Comme un évier bouché. Est-ce à dire qu'on est écrivain à défaut d'être plombier ?

Je ne ne sais pas pourquoi je raconte toutes ces saletés sur l'écriture. Car au départ, en écrivant mon roman, je voulais que ce soit tout l'inverse. Je voulais écrire un livre qui ne parle pas de moi. Un livre qui soit drôle et qui donne envie de vivre. Un livre qui ne se regarde pas le nombril en pleurant sur son sort. Le résultat ne ressemble pas à mes désirs. Mais je ne crois pas pour autant que mon roman soit triste, cynique et narcissique. Pourquoi alors ai-je l'impression que j'ai mis dans ce roman mes épluchures de vie ? Est-ce parce que, malgré moi, j'ai écrit cette histoire en sortant de moi-même le plus caché ? Est-ce parce que j'ai composé ce texte avec cette part intime de moi qui enveloppe mes secrets ?

Les écrivains ne sont rien d'autres que des égoïstes. Ils disent qu'ils écrivent pour donner du plaisir aux autres. En vérité, ils n'écrivent que pour leur propre plaisir : celui qui naît de la transformation des ordures en beautés. L'acte de créer est-il autre chose ?

J'ai glissé mon manuscrit dactylographié dans la grande enveloppe brune et je suis allée à la poste la déposer dans la boîte aux lettres. C'est un peu comme si j'avais fermé le sac poubelle après y avoir jeté mes épluchures. Je n'ose imaginer une réponse, et pourtant je n'attends que cela. Peut-être qu'au fond de moi j'imagine que si on me dit "ce que vous écrivez est bien", cela signifiera que les peaux mortes qui ont servi à faire cette histoire ont malgré toute apparence une certaine beauté - une certaine utilité. J'aurais voulu que ce ne soit pas le cas, mais pourtant c'est sûrement la vérité : mon roman est comme mon journal - une lettre ouverte pour crier "oui, j'existe !"

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