Samedi 26 novembre 2005

Vieille et moche
Certains matins, lorsque je me lève, je me sens vieille et moche. Non, ce ne sont pas que des mots. "Vieille et moche", c'est vraiment comment je me sens - presque comment je suis. Lorsque je sors de la douche et qu'après avoir glissé dans mon peignoir, je me poste devant le miroir de la salle de bain, je ne vois que ça : une fille vieille et moche. Ce qui m'effraie le plus, c'est que cette fille-là qui me regarde depuis le miroir, je la retrouve de plus en plus souvent. Elle a la peau fripée, des cheveux impossibles se démenant dans tous les sens, un mauvais bouton rosacé sur le menton et puis aussi un petit air triste. Cette fille-là me fait peur. Surtout lorsqu'elle me pose cette question fatale : est-ce que c'est normal, passé un certain âge, de se sentir vieille et moche ? Et est-ce que, les années passant, on se sent encore plus vieille et plus moche ?

Le pire, c'est quand la fille du miroir quitte sa salle de bain pour aller dans la chambre, devant la grande armoire à vêtements. Je ne vois plus alors son visage fripé et triste. C'est plutôt soulageant. Mais le problème, c'est qu'à la place, je vois en contre-plongée, un corps un peu mou, un peu flasque - un corps qui n'aime pas trop se regarder et qui préfère se faire oublier. Et quand ce corps cherche à se vêtir, le découragement commence. Dans la grande armoire de la chambre, il y a pleins de vêtements. Elle est remplie à craquer. Pour ranger un pull, il faut écraser les tas de fringues qui s'alignent les uns à côté des autres. Mais inévitablement, devant la grande armoire, j'entends un grand soupir. Un soupir qui souffle dans un même cri : "j'ai rien à me mettre !" Phrase féminine si classique qu'on pourrait croire qu'il n'y a en elle que futilité et non pas désespoir et angoisse. Pourtant, ne retrouve pas quand même un peu de désespoir et un peu d'angoisse dans cette plainte ? Devant la grande armoire, j'arrête de regarder ce corps mollasson qui me nargue et je me plonge dans l'exploration des vêtements. Et là, l'inventaire commence. Une jolie jupe noire à rayures, mais trop lâche à la taille, donc immettable. Un pantalon beige acheté il y a peu de temps, mais quasiment jamais mis car à la taille si dramatiquement basse que ça donne l'impression de n'avoir rien sur les hanches. Deux ou trois pulls à col roulé en fausse laine toute pelucheuse. Un ou deux tee-shirts à manches longues au tissu tout usé. Des chemisiers blancs jamais mis car toujours trop grands ou trop petits au moment où on veut se glisser dedans. L'inventaire de la grande armoire est toujours fatal.

Alors, je finis par m'asseoir sur le lit, découragée. Et après quelques secondes d'apitoiement stérile, je finis par sortir de l'armoire toujours la même panoplie : le même jean foncé, parfaitement adapté à ma taille, même si je sais bien qu'on voit la marque de ma culotte en sur-impression, le même tee-shirt noir avec ces personnages brodés sur le devant, le même petit gilet rouge un peu trop étroit qu'O. appelle mon "gilet de Versaillaise". En sortant de la chambre, je jette un coup d'oeil dans le grand miroir de pieds (celui qui est près de la fenêtre et qu'on n'a pas encore pris le temps de fixer au mur). J'y vois une fille habillée de façon terne et commune. Sans féminité. Sans originalité. Une fille qui se sent vieille et moche et qui ne sait pas qu'elle est pourtant femme. Une fille que je n'aime pas trop. Mais dont j'apprends à accepter la présence. Dans la journée, c'est plus facile de vivre avec elle. Dans la journée, je ne croise presque pas de miroir, alors j'oublie que la fille au visage fripé existe. C'est vrai, parfois, je la croise dans les toilettes du travail. Mais je jette à peine un coup d'oeil sur elle. Je ne lui dis même pas bonjour. A quoi bon ? Je n'ai pas envie qu'elle me nargue encore une fois avec son petit gilet rouge trop étriqué et son jean à demi moulant.

Plus qu'un mois et demi avant les soldes. Peut-être que lorsque j'aurai fait un peu de vide dans la grande armoire tout en réapprovisionnant les étagères, je cesserai enfin de me voir vieille et moche. Peut-être qu'au fond, c'est vrai que tout s'achète. Faire les soldes, ça m'évitera peut-être d'avoir à foutre des claques à cette fille banale et sans grâce qui me provoque tous les matins dans le miroir de la salle de bain.

Mon armoire



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