Lundi 7 novembre 2005

Les zoos ne sont pas là où on croit
Il y a quelques semaines, lors d'une réunion consacrée au marché des manuels scolaires, mes collègues éditeurs ont émis le désir d'aller visiter des professeurs dans leur classe. L'objectif avoué était d'observer la façon dont les profs et les élèves utilisaient leur manuel en classe. Le but secret était de satisfaire à une vive curiosité vis-à-vis de ce monde scolaire, quotidiennement fréquenté (à travers les référentiels et autres programmes officiels de l'Education Nationale), et en même temps complètement inconnu de mes collègues ayant pour certains quitté les bancs du lycée depuis plus de 20 ans. "Un élève, c'est quoi ? ça pense à quoi ? ça rêve à quoi ?" : j'entendais mes collègues éditeurs, hésitants et dubitatifs. Ces interrogations me faisaient rire en douce : visiter un lycée ? quoi, on va aller les voir comme on irait dans un zoo ? J'avais la certitude un peu orgueilleuse d'en connaître un peu plus que les autres sur la question : je sais ce qu'est un élève, moi ! je les ai fréquentés de près, il n'y a pas si longtemps ! Je ne disais rien à mes collègues. Mais j'avais envie de leur murmurer : vous allez voir, vous allez pas être déçus ! Tambour battant, un coup de fil a été passé à un auteur-professeur et, très facilement, la visite de l'équipe éditoriale dans un lycée-avec-de-vrais-élèves-dedans a été mise sur pieds. C'était ce matin : les innocents petits éditeurs en visite au zoo.

Cela commence très tôt : le lycée se trouve à plus d'une heure de RER de chez moi. L'établissement est en banlieue, dans la fameuse académie de Créteil. Ce n'est pas vraiment une de ces banlieues qui font la une du journal télévisé en ce moment. Mais quand même, voitures brûlées ou pas, on ne peut traverser la ville sans tomber sur des graffitis du genre "racaille" ou "nique la police". C'est une de ces banlieues où la norme est de s'appeler Fatou ou Youssef, et non pas Marie ou Pierre.

Sortie du bus, je marche un bon moment au milieu des HLM avant de tomber sur le lycée. J'ai une légère petite angoisse au creux du ventre. J'ai le sentiment d'avoir déjà vécu cette scène que je suis en train de vivre : l'arrivée au petit matin dans un établissement inconnu, la recherche de l'accueil qui, inévitablement, ignore qui je suis et n'arrive pas à me renseigner, la salle des profs remplie de personnes qui se connaissent toutes et que je ne connais pas. J'ai l'impression de venir pour un remplacement, projetée ici comme je l'étais autrefois à Evaville. J'ai l'impression qu'on va me mener vers une salle de classe anonyme et me laisser devant des visages inconnus en me disant, d'un ton bonhomme : voici votre classe ! bon courage ! Je suis un peu perdue dans ce grand lycée. Je suis arrivée en avance et la prof que je viens voir est en retard. Je m'assois sur un banc et j'attends. Une jeune fille me bouscule, me signifiant un peu cavalièrement qu'elle veut s'asseoir à côté de moi sur le banc. Sa copine la pousse du coude en lui faisant les gros yeux. Soudain, l'adolescente s'aperçoit de son erreur et, extrêmement gênée, elle se met à bafouiller : "oh, pardon Madame, je n'avais pas vu... enfin, je croyais que vous étiez... euh... excusez-moi !" Je hausse les épaules comme pour dire "ce n'est pas grave". La fille croit que je suis une prof. C'est trop compliqué de lui expliquer qui je suis vraiment. De toute façon, trois minutes plus tard, les jeunes filles ont oublié ma présence. Je me délecte en les entendant commenter librement leur cours de littérature française ("- Ah, Chateaubriand, personne le connaît ce type ! C'est pas comme Rousseau ! - Moi, ça me fait penser à un vin : tu sais, comme on dit "je bois du "Chateau-Thierry" ou du "Chateau-Truc". On pourrait dire "je bois du Chateaubriand", ça sonne bien, non ?")

Enfin, la sonnerie de l'intercours retentit. J'arrive à rencontrer les personnes avec qui j'avais rendez-vous. L'heure de cours de "management des organisations" (nouvelle matière au nom barbare) commence. Dès les premières secondes, un lourd malaise s'installe dans la classe. Visiblement, la professeur qui donne cours ne "tient pas ses élèves", comme on dit en langage prof. Les uns tiennent salon à ma gauche, tandis que les autres font tout pour retarder le moment de se mettre au travail. Un téléphone ici. Un mot de trop, sorti d'on ne sait où là-bas. La prof râle. La prof crie. La prof soupire. On voit qu'elle préférerait être mille fois ailleurs plutôt que là, dans cette salle de classe avec ces élèves qu'elle n'aime pas et qu'elle n'essaie même pas de connaître. Les élèves s'ennuient, n'écoutent pas, bavardent, attendent que le temps passe. L'heure s'écoule, ils n'ont strictement rien appris. Du fond de la classe, j'assiste à ce naufrage. J'ai le coeur qui se serre. Je vois tous les défauts de cette prof - son cours mal préparé et mal mené, son manque de fermeté vis-à-vis des dérapages disciplinaires, son absence de motivation, son ennui. Je ne peux m'empêcher de me revoir il y a quatre ans. Je tremble, n'osant pas m'avouer ce qui pourrait être la vérité : étais-je ainsi, il y a quatre ans ? Etait-ce moi cette prof dépassée ? Etaient-ce mes Poulpes ces élèves qui mettent gentiment le bazar ? C'est doublement gênant d'être là, au fond de la classe, et d'assister à cette noyade : gênant, car je ne peux rien faire pour aider cette prof à remonter à la surface et lui redonner l'envie perdue. Gênant, aussi, parce que je ne peux m'empêcher de penser à celle que je redoutais le plus au monde d'être lorsque je commençais à enseigner. La sonnerie de fin de cours retentit enfin. Soulagement unanime. "Vous voyez, on a pu faire cours quand même cette fois-ci !", semble se féliciter la prof. Je souris jaune : si ça, c'était un bon cours, comment étaient les cours qui se passent mal ?

Deuxième heure : je dois assister à un autre cours, toujours dans la même matière, mais avec une autre prof. L'enseignante a vingt ans de moins, de l'énergie à revendre et un solide sens de la pédagogie. Dès les premières minutes du cours, je suis projetée dans un autre univers. Le cours est vivant : la prof utilise des moyens simples mais efficaces (rétroprojecteur, pages de TD photocopiées...) et ne cesse de dialoguer avec ses élèves. Dans la salle de classe, il y a les mêmes Fatou et Youssef que ceux du cours précédent, mais ils semblent heureux d'être là - heureux de participer au cours et d'apprendre de nouvelles choses. Ils notent tout ce que la prof leur dit et ne râlent pas - même pour la forme - quand on leur annonce tous les devoirs à faire pour la fois prochaine. Du fond de la classe (sur mon bureau sur lequel est gravé "Sarkozy enculé"), j'assiste à cette agréable entente entre un professeur et ses élèves. Je prends quelques notes sur la façon dont l'enseignante utilise le manuel, histoire de montrer que je suis quand même là pour ça au départ. Mais j'ai toujours le coeur noué. Je repense à moi, il y a quatre. A moi et à mes Poulpes. A ce que je voulais faire avec eux. A mes projets, à mes espoirs, à mes naïves certitudes. Je repense aussi à ce terrible sentiment d'échec qui me tordait trop souvent l'estomac lorsque je sortais de ma salle de cours et que je mettais la clé dans la porte. Je repense à cette harmonie que je recherchais tant et que je n'arrivais pas à trouver avec certaines de mes classes. Je repense à toute cette partie de mon histoire. Et ça me fait mal. Comme si la blessure ne s'était pas complètement refermée, malgré tout.

Là-bas, dans ce zoo de banlieue, je n'ai dit à personne que j'étais prof. Pour tous ces profs et ces élèves, j'étais "l'Editrice", alors qu'en fait, sur le papier, je suis encore une prof (je n'ai pas démissionné). Je n'ai pas dit mon passé, parce que personne ne m'a rien demandé. Et puis, de toute façon, à quoi bon ? A quoi bon dire d'où je viens et qui je suis ? Car, au fond, le sais-je véritablement moi-même ? Prof ou éditrice, je ne sais pas trop, en vérité... Pendant toute cette matinée dans ce lycée, je me suis demandée : ai-je envie de retourner en première ligne devant des élèves ? Retrouver leurs mêmes questions ("et Madame, vous avez dit quoi après "les organisations sont..." ?", "Madame, je vous jure, c'est pas moi qu'a parlé !", "Madame, c'est pas de ma faute, si j'ai oublié mon livre à la maison !") ? User de nouveau en une heure de cours l'énergie emmagasinée en une semaine de vacances ? La réponse est non. Non, pas encore. Non, peut-être un jour, mais pas maintenant.

J'ai repris le bus, puis le RER, m'asseyant sur la banquette à côté d'un Youssef à la casquette à l'envers. J'ai franchi le périphérique et je suis retournée à mon travail - dans la tranquille maison d'édition où personne ne s'appelle Fatou et n'a l'idée de commencer une phrase par "vas'y toi !" J'ai retrouvé ces gens qui travaillent toute la journée dans leur bureau, à faire des livres pour des élèves qu'ils ne connaissent pas. Et j'ai eu alors l'impression que c'était moi qui, finalement, me retrouvais au zoo. Ma maison d'édition, mon zoo. Car ne peut-on pas être enfermés dans ses livres comme on est enfermé dans sa cité ? Ne peut-on être complètement en dehors du vrai monde même quand on prétend pourtant le retranscrire avec conviction ? Dans mon bureau d'éditrice, j'ai repensé à Youssef et à Fatou. Et je me suis dit que si je continuais à être ici, je ne saurais plus rien d'eux, ni de leur histoire ni de l'histoire de leur famille et que, peut-être, une partie du monde, alors, me serait fermée. Le risque n'est-il pas grand de se laisser enfermer dans un zoo ?

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