Une boule au fond du ventre, l'estomac qui se retourne le matin dans la douche, les nuits hachées par des rêves invraisemblants et des réveils inopinés, une nervosité à fleur de peau à la moindre réflexion critique... si c'est cela, se marier, j'en viens à regretter de ne pas avoir eu le courage de réaliser notre rêve initial : aller à l'autre bout du monde, monter tout en haut d'une montagne et, dans un souffle, dans un murmure, se dire Oui au creux de l'oreille. Mais on ne se marie pas pour soi d'abord. Cela, je l'ai compris très vite. Chacun ses raisons. Les miennes ne sont pas celles de mes parents et celles de mes parents ne sont pas exactement celles des parents d'O. Qu'importe, au fond, le tout est ce que cela ne se voit pas trop au final.Dimanche après-midi. Mes parents et les parents d'O. sont venus à la maison pour les derniers préparatifs. "Montre moi les musiques tu as choisies pour l'église", me dit mon père. Je lui montre le brouillon du livret d'église. Une sonate de Beethoven en ouverture ? Papa fait la moue : "mais non, tu ne peux pas choisir ça, c'est de la musique de chambre ! c'est très beau, mais il faut quelque chose de plus solennel ! Regarde, écoute ça comme c'est beau..." Il me met dans les mains un CD de Bach. Pure musique sacrée. De l'orgue, rien que de l'orgue. Je déteste l'orgue. Je dis : Non, Papa, j'aime pas l'orgue ! Mais mon père continue à dire non de la tête, tout en concédant du bout des lèvres : "moi je dis ça parce que je sais, j'ai plus d'expérience que toi, mais bon tu fais ce que tu veux..." Cela n'a rien d'un conseil, et encore moins d'une approbation. Mon père continue de regarder la liste des musiques choisies, fruits de nombreuses soirées de discussion entre O. et moi. Il continue à secouer la tête :
- non, non, ça, ça ne va pas ! il faut autre chose !
- Autre chose, mais quoi ? C'est bien joli de tout mettre par terre cinq jours avant le mariage, mais il faut bien choisir quelque chose ! Pourquoi pas des musiques que j'aime ? Et puis j'ai pas choisi Céline Dion ou une comédie musicale à la mode, comme la plupart des gens qui se marient aujourd'hui ! Et je suis pas toute seule à décider, je te signale !
Je veux appeler O. Où est-il ? Pourquoi n'est-il pas avec moi ? Pourquoi suis-je seule à être imputer du qualificatif de "fille-indigne-qui-n'en-fait-qu'à-sa-tête" ? Je me sens mal à l'aise, indécise, contrariée par l'attitude de mes parents, déçue par le silence de ODepuis le début, j'ai dit que je ne voulais pas de mariage à l'église, que je ne croyais pas en Dieu et que je n'acceptais de faire cette concession à mes croyances que pour faire plaisir aux familles. Mais au final, si O. s'est occupé d'une bonne partie des préparatifs, comme la réservation du restaurant, il a été implicitement admis que c'était à moi de prendre en charge la partie "spirituelle" de la cérémonie. Parce que je ne voulais pas que soit lu n'importe quel texte à l'église, j'ai passé plusieurs soirées à (re)lire la Bible pour trouver des textes en accord avec mes idées. Parce que l'écriture est mon premier moyen d'expression et le seul où je sois vraiment à l'aise, j'ai pris le temps de travailler ma "lettre d'intention" et de composer une prière personnelle. Parce que depuis toute petite j'ai été habituée à écouter de la musique classique et à l'apprécier, je me suis chargée de trouver des CD et de sélectionner des morceaux. Un peu révoltée par l'indifférence de O. pour toutes ces questions, je le tirais par la manche le soir : "eh ho ! t'en penses quoi ? tu préfères quel texte ? quelle musique ?" Il regardait vaguement les textes sélectionnés, se décidait pour l'un d'entre eux ou écoutait d'une oreille distraite le morceau que je lui faisais écouter :
- Allez, on prend ça, c'est très bien !
Un peu chiante, excessivement titilleuse face à sa réponse manquant de motivation, j'insistais lourdement :
- Mais tu es sûr que c'est ça que tu veux ? Pourquoi tu choisis ce texte et pas celui-là ? Pourquoi ça te parle ?
O. soupirait, un peu excédé par mon brusque zèle herméneutique :
- De toute façon, personne n'écoute les textes à l'église ! Pourquoi tu te prends la tête ?
Je ronchonnais un peu, vaguement scandalisée : "mais c'est important... La discussion prenait fin, un peu en queue de poisson.Mardi soir. Il est temps de préparer définitivement les musiques qui passeront à l'église. Je remets sur le tapis la question brûlante. "Mon père a dit que... " Le début de ma phrase ne plaît pas à O. La fin non plus. "On avait fait nos choix ! Pourquoi tu remets tout en cause ? Tu es trop influençable !" O. me jette ces mots à la figure. Et d'autres, plus violents - ou du moins que je prends comme tels, tant mes nerfs sont à vif. Je veux pleurer. Je veux tout abandonner. Ce que me demande O. me semble trop difficile : dire non à mes parents, les décevoir, refuser leur aide. O. me dit : "Tu n'es pas franche, tu ne dis pas les choses !" En réponse, ne viennent que les pleurs. Je n'arrive pas à exprimer ce que je ressens. Je me sens enfermée dans ce dilemme impossible : plaire à mes parents qui se font une haute idée du respect musical de la tradition ? plaire à mon fiancé dont le premier désir est qu'on "en finisse avec toutes ces questions sans fin" ? Ma peur panique des conflits refait surface. Je n'ai pas envie de prendre parti. Je ne sais pas quoi faire. J'ai juste envie d'un mariage qui me ressemble - qui nous ressemble.
Je respire un bon coup et je sèche mes larmes. Je m'en veux de cette attitude infantile qui est la mienne. J'ai honte d'être si faible, si petite, si fragile. Je veux pouvoir continuer à me regarder en face. Sans état d'âme, je finis par écarter l'orgue de Bach. Trop pompeux, trop chrétien, trop solennel. En la réécoutant, je conviens que la sonate de Beethoven est mal adaptée. Au lieu de la mettre en ouverture, je la garde pour la signature des registres. Il faut toujours trouver quelque chose pour l'ouverture. Je mets sur la chaîne Hi-fi des concertos de Vivaldi. C'est magnifique - frais, gai, plein de vivacité et de bonheur. Je demande à O. : "ça te plaît ?" "Allez, c'est bon !", me répond-il sans grande conviction face à mon extase musicale. Allez, c'est bon... Je sais que le morceau ne plaira pas à mes parents : trop rapide pour une musique d'entrée, trop joyeux pour l'ouverture d'une bénédiction. Mais pourquoi, pour faire plaisir à mes parents, devrais-je renoncer à me faire plaisir ?