Mardi 28 mars 2006

Attentes
J'ai rendez-vous Place d'Italie à midi et demi. Pile le jour de la manif. Je n'y avait pas pensé avant. Mais une fois sur place, difficile de ne pas être happé par l'effervescence autour de nous. Les gros ballons blancs des syndicats, ballottés par le vent. Les banderoles improvisées dans de vieux draps blancs. "Fuck the CPE", "Contrat Poubelle Embauche", "Cherche Pigeon à Embaucher", "Assez de vil pain"... La poésie est dans la rue (et pas seulement sur Internet) et il y en a pour tous les goûts. Ici, tout un groupe de lycéens d'un grand établissement parisien. Là, engoncés dans des vestes bariolées, des syndicalistes, vieux baroudeurs des manifs aux techniques aguerries. Et puis, un peu partout, par bandes, des adolescents qui traînent en attendant que ça commence enfin. Certains sont jeunes, trop jeunes pour être déjà à la fac. Savent-ils pourquoi ils sont là ? Ont-ils d'autres motivations que sécher les cours en toute bonne conscience ? Certains regardent partout autour d'eux, mitraillant leurs copains avec leur téléphone-appareil photo. C'est manifestement leur première manif. Ils sont un peu excités, grisés par l'interdit, impressionnés par cette foule qui, déjà, noircit la grande place. En hurlant "Résistance" au nez des policiers, n'ont-ils pas soudain la sensation fébrile de devenir enfin adultes ? Peut-être au fond que beaucoup de ces jeunes ne sont là que pour ça : pour dire non et, par ce refus, changer de camp... acte illusoire qui fait croire que c'est par la désobéissance qu'on quitte enfin l'enfance.

Un peu plus bas sur le boulevard, des cars blancs sont alignés le long du trottoir. Des hommes en bleu attendent patiemment, assis les uns à côté des autres. La guerre n'a pas encore commencé. Que font-ils ? De quoi discutent-ils ? Qui sont pour eux tous ces jeunes encagoulés qui, à quelques mètres d'eux, commencent à scander leurs slogans et à battre le pavé ? Au fond, on peut vivre les uns à côté des autres et ne rien voir de la même façon. Pour le moment, le seul point commun entre les jeunes aux cagoules et les CRS aux gilets pare-balles, c'est l'attente. Attendons, ça va bientôt commencer...

13h30. Un mauvais crachat a recommencé à tomber du ciel. Plusieurs jeunes se sont réfugiés dans le centre commercial. Une partie des boutiques sont fermées. Le Printemps a tiré son grand rideau de fer. En face, un vigile protège l'entrée d'une bijouterie, prêt à baisser le rideau métallique au moindre signe d'alerte et ainsi à empêcher l'entrée de la forteresse. Un peu plus loin, un buraliste refuse des clients : "non, non, c'est fermé je vous dis !" Il y a une peur sourde et indicible sur certains visages. Tout le monde a vu les images à la télé : les casseurs venus de nulle part qui viennent saccager Paris, les jeunes de l'autre France qui piétinent les espoirs et les projets... Ces images du JT dans toutes les mémoires. Un commerçant regarde d'un mauvais oeil un groupe de jeunes gens en survêtement qui entrent dans sa boutique. Peut-il leur refuser l'entrée ? Juste parce qu'ils ressemblent trop à ces individus sans visage et sans nom qui pillent, détruisent et brûlent dans les images du journal télévisé ?

Je passe devant la grande sono qui joue le dernier tube de variété à la mode. Si là-bas on se prépare aux combats. Là, on croit encore à la fête. On se prépare... Je prends l'avenue à contre-sens de la foule. Les manifs, ce n'est pas pour moi. Trop de monde, trop de bruit, trop de cris. Ma pause déjeuner se termine. Je retourne travailler. Ce matin, le médecin du travail m'a déclaré "apte au travail". Quelle ironie... En ce jour national de grève générale, on a déclaré que j'étais apte à être embauchée en CDD. Troisième CDD en moins d'un an et demi. Un CDD, on en connaît toujours la fin. Dans cinq mois, on me fera un pot et, autour de quelques cacahuètes et d'un verre de vin blanc, on me dira en souriant : "c'était sympa de travailler avec toi !. Le patron me serrera la main d'un air désolé : vous comprenez, Mademoiselle, les temps sont rudes, même moi, je ne peux pas faire ce que je veux... ça ne dépend pas de moi... vous comprenez, n'est-ce pas ? J'espère que vous trouverez vite un autre poste ailleurs..." J'espère aussi, me dirai-je, en riant jaune. En franchissant la porte de mon ex-boîte, je penserai déjà au prochain CDD qui m'attend ailleurs. Ou qui ne m'attend pas...

13h45. Dans le métro, les gens se massent. Ils descendent tous à Place d'It. Il y a dans ces lycéens en treillis et en tee-shirt trop grands de l'espoir et du combat, des utopies et des illusions. C'est déjà tant. Faut-il leur montrer qu'on n'a pas attendu d'inventer le CPE pour créer la précarité ? Faut-il leur expliquer que, CPE ou pas, ce n'est pas un CDI qui les attend, mais des CDD à répétition ? Faut-il leur dire que, même sans CPE, ils entendront bientôt cette phrase fatale : "Merci, mais au-revoir !" ?


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