Jeudi 29 mars 2007

 

Première de la classe

J'ai toujours eu le profil "première de la classe". Même en dehors de la classe. Et même si c'était tout ce que je ne voulais absolument pas être. Pas de prétentieuse flagornerie dans l'expression "première de la classe". Bien au contraire, à mes yeux, cela a toujours eu un sens plutôt négatif. Car je n'étais pas la première ultra douée, réussissant tout ce qu'elle touchait sans jamais faire le moindre effort, aussi excellente en mathématiques qu'en sport ou en dessin. Non, j'étais plutôt la première un peu laborieuse : l'élève excessivement appliquée et respectueuse des consignes, obéissant au professeur avant qu'il ne demande quoi que ce soit, et rendant toujours en temps et en heures ses devoirs. Presque l'élève rêvée des profs, si elle n'avait pas été irréductiblement prévisible et immanquablement (trop) sage. J'avais une intelligence tout à fait commune, dans la ligne droite de la moyenne, minorée par une plutôt mauvaise mémoire que je parvenais à contourner par la ruse (par exemple, en primaire, je connaissais mal mes tables de multiplication, mais personne ne s'en apercevait aux interros car je parvenais à deviner les résultats qui me manquaient en les déduisant de ceux que j'avais retenus). Je n'étais ni plus ni moins douée que mes camarades, mais comme j'étais sans cesse animée par le désir de bien faire je travaillais plus que tous et, la persévérance portant ses fruits, je finissais souvent par avoir les meilleures notes. J'étais une élève méritante, avec tout ce que ce mot très "IIIe République" peut avoir d'estimable, certes, mais aussi d'un peu lourd et moralement sans fraîcheur. Plus tard, passée de l'autre côté de l'estrade, je me suis retrouvée dans certains de mes élèves en lisant des copies longues, mais insipides, qui récitaient le cours de façon intelligente, mais sans rien y ajouter de personnel. A ces élèves là, j'inscrivais dans les bulletins les mêmes phrases que j'avais lus dans les miens : "Élève sérieux et appliqué". Appréciation irréprochable, certes. Toutefois, devenue professeur, j'avais bien plus d'admiration pour les élèves doués et talentueux, peu travailleurs, mais capables de créativité plutôt que de zèle. J'ai toujours été convaincue que le travail est une bien maigre vertu : tout le monde peut travailler - et donc réussir - , mais combien peuvent prétendre avoir ces dons rêvés qui semblent tomber du ciel ? Dans ma scolarité, j'ai vu des camarades dont j'admirais jalousement les facilités et l'aisance avoir des résultats très moyens, alors que moi qui travaillais trois fois plus j'obtenais de bonnes notes, alors que je me considérais sans talent aucun. En un sens, j'aurais préféré lire dans mes livrets scolaires "élève très douée mais paresseuse qui gâche ses nombreuses potentialités", que de voir vanter mon sérieux et mon application.

En devenant adulte, je n'ai pas changé. Je suis toujours l'élève sérieuse et appliquée. Dans mon équipe, au travail, je suis toujours celle qui termine à l'heure - voire avant l'heure - ses dossiers. Mes documents informatiques sont toujours nickels. Le service Marketing n'a jamais besoin de me réclamer un argumentaire ou une quatrième de couverture, car je l'ai toujours déjà rédigé bien avant. J'ai beau changer d'univers ou côtoyer d'autres personnes, toujours, au final, cette image de bosseuse me colle à la peau. Mais c'est malgré moi ! Mais ça m'énerve qu'on pense cela de moi ! Certes, il y a des avantages. Par exemple, lorsque, pour une fois, il m'arrive de ne pas avoir envoyé un fichier ou rempli une quelconque tâche, ce n'est jamais moi qu'on accuse. Mon fabricant ne retrouve plus le chemin de fer que je suis censée lui avoir donné ? Ma responsable, en pleine réunion, lui dit : "c'est toi qui a dû l'égarer, voyons, Éva fait toujours tout bien !" Je me fais alors toute petite sur ma chaise et ne dis rien : cette fois-là, pourtant, j'avais bel et bien oublié de transmettre ce document ! Pour la même raison, lorsque j'étais enfant, il m'est arrivée de voir punir mon frère par ma faute. Dans 95 % des cas, ce n'était pas moi qui faisais les bêtises, mais lui. Alors, quand dans les 5 % restant, c'était moi qui étais coupable, jamais mes parents ne pouvaient imaginer que cela pouvait être moi et je voyais, avec silence, mais aussi avec honte, mon frère recevoir la punition que, pour une fois, il ne méritait pas.

On ne choisit pas totalement ce que l'on est. Je n'ai jamais voulu faire les choses avec sérieux et application. C'est un bout de moi qui, toujours, m'a forcée, malgré moi, à me comporter ainsi. Pour moi, ces qualités, pourtant unanimement reconnues, sont comme de mauvais défauts qui me collent à la peau. Ce n'est pas de ma faute si je fais tout comme on l'attend de moi. Je ne décide pas d'être ainsi, je le suis malgré moi. Pour moi, faire bien son travail, cela a toujours été normal et je n'y ai jamais vu aucun mérite. Au contraire, j'ai toujours plus ou moins été convaincue que cette irrépressible propension à viser la perfection avait quelque chose de dangereux. Car si j'avais occupé mon énergie à laisser tempêter mon imagination et donner libre expression à une créativité désordonnée et indomptable, plutôt que la dépenser à respecter parfaitement mes tâches, n'aurais-je pas été plus intéressante ? Ce qui est en dehors des normes et des trajets tout tracés et absolument prévisibles, est bien plus digne d'intérêt, bien plus excitant, bien plus envoûtant.

Si la nature m'avait fait être la petite fille rêveuse du fond de la classe plutôt que l'élève assidue et appliquée du premier rang, ma vie n'aurait-elle pas été complètement différente ?

 
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