Lundi 23 avril 2007

 

Petite soeur

J'étais dans la cuisine lorsque j'ai entendu des brides de la conversation téléphonique entre eux deux. Mais j'ai tout de suite compris que quelque chose n'allait pas. Un peu plus tard dans la soirée, lorsqu'elle a sonné à la porte avec sa grosse valise rouge, j'ai eu l'impression que c'était un petit oiseau égaré que l'on accueillait. Profitant que son frère et son père discutent entre eux de l'endroit où la voiture était garée, je me suis tournée vers elle et je lui ai demandé, tout doucement : Ça va ? Elle a avalé un sanglot. Elle avait les larmes au bord des yeux, la tristesse au bord du coeur. Pendant toute la soirée, on a fait comme si. Comme s'il ne se passait rien, comme si la situation anormale qui nous faisait l'accueillir sous notre toit était complètement banale. Ne pas la mettre face à sa souffrance. Ne pas la brusquer. Lui donner la force de revenir à elle.

Le lendemain matin, peu après mon lever, elle est venue me rejoindre dans la cuisine. O., son frère, dormait encore. J'ai mis la bouilloire en route, sorti le pain, la confiture, les céréales pour le petit-déjeuner. Je lui ai demandé si elle avait bien dormi. Un sanglot est venu heurter son coeur et ses yeux se sont embrumés. Je me suis sentie toute penaude. L'eau bouillait à gros bouillon dans la bouilloire. Je voulais la prendre dans mes bras, comme dans les films où les soeurs se réconfortent à coup de grandes accolades. Mais je ne suis pas douée pour les gestes tendres. Je n'ai pas osé. J'ai caressé son bras, comme pour lui dire Je suis là. Elle s'est ressaisie et a pris la lourde bouteille de jus d'orange pour m'aider à porter sans dommage le grand plateau du petit déjeuner. Nous étions là, toutes les deux, dans la cuisine. Je voulais lui dire Si tu as besoin de parler, je suis là. Mais je ne savais pas comment trouver les mots. Je ne voulais pas la brusquer. J'avais peur de trop en dire, ou pas assez. Je n'ai jamais su consoler les gens. J'attendais que les mots viennent d'elle toute seule.

Plus tard, en sortant de la douche, j'ai entendu leurs voix dans le salon, à son frère et à elle. Il parlait, elle pleurait, il posait des questions, elle se confiait. J'étais dans la pièce à côté, le visage encore un peu humide de la douche. Je ne savais pas quoi faire. Aller les voir ? M'incruster dans leurs confidences ? Surgir dans ses confessions ? Peut-être n'a-t-elle pas besoin de moi ? Peut-être serait-elle gênée de me voir envahir sa souffrance ? C'est sa soeur à lui, pas la mienne. Ai-je le droit d'entrer dans son histoire ? Au bout de plusieurs longues minutes, je me suis dit que c'était ridicule que je reste confinée dans la chambre, à faire semblant de ne rien entendre. Je suis allée les voir. Au début, O. a semblé gêné de mon incursion dans leur discussion. Quand j'ai commencé à prendre la parole pour tenter de la réconforter, il a eu un geste d'impatience, comme si, étrangère à leur lien fraternel, je ne pouvais pas être de bon conseil. Mais je ne pouvais pas rester dans le silence. Elle racontait, elle pleurait, elle s'en voulait, elle regrettait. Je comprenais trop bien tout ce qu'elle racontait pour l'avoir vécu quelques temps plus tôt. Elle et moi ne seront jamais soeurs - soeurs de sang, soeurs d'histoire, soeurs d'enfance. Mais, malgré tout, nous nous ressemblons beaucoup. Il y a un peu d'O. en elle, un peu de moi aussi. Mon histoire est différente, ma culture familiale aussi. Mais je suis trop liée à sa famille, désormais, pour m'en sentir encore absolument étrangère.

Pendant ces deux jours, j'ai beaucoup parlé. Parlé de choses très personnelles, très intimes, que je n'avais pas toujours verbalisées jusqu'à maintenant. Je la voyais pleurer et des larmes, à moi aussi, me montaient aux yeux. Mariage, engagement, couple, famille, attachement aux parents, respect des traditions... Nous avons remué tout cela. Avec ses frères, avec son père, avec notre belle-soeur commune. Pour la première fois, tous ces mots ont été mis sur des histoires qui, d'habitude, restent secrètes. Je me sentais déstabilisée de brasser toutes ces confidences intimes. Et en même temps très forte. Presque fière de réussir à partager mon expérience, à trouver des mots pour sa douleur, à mettre de l'ordre dans sa souffrance. Les mots venaient du fond de moi et j'étais étonnée de les trouver si ordonnés, si structurés, si assurés sous ma voix, moi qui, d'habitude, ne parle jamais - ou si peu. Pour la première fois de ma vie, je découvrais que je pouvais être une grande soeur. Pendant plus de trente ans, je n'ai été que la petite soeur de mon grand frère. Et voilà que tout à coup je gagne une petite soeur. Je deviens à mon tour grande soeur. Je suis fière. Et très émue en même temps. Je ne savais pas que cela faisait ça d'être grande soeur. Je n'avais jamais revêtu ce rôle. Je deviens l'aînée, je deviens guide. Quelle responsabilité !

J'espère qu'elle sait que je ne suis pas seulement la femme de son frère - la pièce rapportée, la petite blonde aux yeux clairs dans cette fratrie de bruns à la peau mate, la fille d'ailleurs qui a été élevée avec une autre culture, avec d'autres valeurs, la femme qu'a choisi son frère et qu'elle n'a pas choisie. Il y a un fond péjoratif dans l'expression "belle soeur". En disant "belle soeur", on ne pense pas à une soeur belle, mais on voit la fille de la marâtre, la soeur de l'autre famille - la famille dont on accepte plus ou moins facilement toutes les différences, parce qu'il le faut bien et parce qu'on ne veut pas décevoir son mari. Non, elle n'est pas seulement ma "belle soeur". Elle est un petit peu la soeur que je n'ai jamais eu et que mes parents ne m'ont pas donnée. Quelle richesse immense...

 

 
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