Mardi 24 avril 2007

 

Connaître et comprendre

Très peu de temps après avoir rencontré O., j'ai voulu en savoir plus sur le Liban. Pourtant, pour O., la culture libanaise ne revêtait pas une importance capitale à ses yeux. Au contraire, né en France où il a toujours vécu, il n'a jamais douté que le pays élu par ses parents il y a plus de trente ans était le sien. Ce n'est pas pour O. que je voulais connaître le Liban, mais pour moi. Peut-être qu'adopter un petit bout de ce pays, prendre possession de sa culture et de son histoire, c'était une façon de m'attribuer des origines - même si ce n'est que par alliance. Moi qui suis née dans une petite ville de la région parisienne, banale et sans prétention, j'ai toujours envié ceux qui pouvaient se targuer d'une origine sinon exotique, du moins clairement fédératrice et identificatrice. Grâce à O., je trouvais un pays à explorer affectivement : c'était une aubaine à ma curiosité et l'attirance naturelle que j'ai pour tout ce qui est différent. Et puis aussi, au fond de moi, j'avais la conviction qu'en connaissant le pays d'origine d'O., je comprendrais un peu mieux sa famille - et aussi lui-même, ce fond caché qui dort malgré lui dans ses gènes. Je voulais connaître pour comprendre : en savoir plus pour réussir à prendre avec moi (com-prendre) toute cette culture orientale qui m'était si étrangère, si différente de moi.

Avant de rencontrer O., je ne connaissais presque rien du Liban. J'étais de ces personnes pour qui le monde arabe est un obscur empire où le Maghreb se confond avec le Moyen-Orient, comme si l'invasion des Arabes il y a des siècles avait suffi à uniformiser ces pays que tout sépare. J'avais du Liban le souvenir parfumé de la maison de mon amie Rima et celui, terrible, des titres du journal télévisé annonçant chaque soir à 20 heures le décompte des jours d'enfermement des otages français. Alors, après avoir rencontré O., j'ai appris le Liban. J'ai lu un ou deux livres d'histoire me racontant une guerre compliquée et incompréhensible. J'ai dévoré plusieurs romans qui, par le biais des personnages auxquels ils donnaient vie, me montraient un petit bout du quotidien, un petit morceau des sentiments animant l'âme des habitants de ce pays. J'ai traîné O. dans des petits cinémas d'arts et d'essais à l'autre bout de Paris pour y visionner des films libanais à l'affiche éphémère et confidentielle. Aux repas de famille, je me suis forcée à goûter (presque) de tous les plats, moi qui suis si difficile en cuisine lorsqu'il s'agit de découvrir des mets inconnus - donc suspects à mon palais capricieux. J'ai également pris des cours de langue - d'arabe littéraire, puis de dialecte libanais : je savais que comprendre la langue d'un pays, c'est le découvrir de l'intérieur, car la grammaire est ce qui structure les pensées et le vocabulaire ce qui donne expression aux émotions que l'on porte en soi. J'ai voyagé au Liban et j'attends aujourd'hui avec impatience l'occasion d'y retourner. Et puis surtout, j'ai écouté. Écouté ce qu'on me racontait, mais aussi tout ce qu'on me taisait, tout ce qui ne se disait pas, tout ce qui n'était pas dans les mots.

J'avais cette soif de connaître. J'ai pris mon temps. Après près de cinq ans d'apprentissage, je sais qu'il me reste encore beaucoup à apprendre sur ce pays fascinant. Mais bien des éléments qui, au début, me surprenaient, sont devenus familiers. Je ne m'étonne plus du fait que cinq Libanais conversant sur les canapés du salon familial font autant de bruit que s'ils étaient plus de 15 réunis dans la pièce (mes pauvres oreilles en ont fait plus d'une fois l'expérience !) Je ne suis pas surprise de voir à chaque repas sur la table la grande bouteille de Pepsi (et surtout pas de Coca-Cola, parce que "c'est juif"). Je ne trouve plus non plus étrange d'entendre la mère appeler son fils "Mama" (= Maman) : curieuse habitude pour les aînés d'appeler l'autre de leur propre nom lorsqu'ils sont en colère ou contrariés. Je sais que pour dire "Merci" en libanais on dit "Merrrci", en utilisant le mot français mais en roulant les "r" pour avoir l'accent. Lorsque j'entends parler arabe dans le métro, quelque chose fait que je reconnais presque toujours le dialecte libanais, même si la conversation des passagers ne laisse trahir aucun mot de ma connaissance. Dans les rues de Beyrouth, je pourrais presque arrive à reconnaître un Musulman d'un Maronite, rien qu'à la façon dont il me salue - "Maraba" s'il est arabe, "bonnjourrrrr" à la franco-libanaise s'il est chrétien. Je ne m'étonne plus de ce que les Chrétiens Libanais me démontrent qu'ils sont Phéniciens et surtout pas arabes, même s'il leur faut pour cela réécrire l'histoire. Au fil des années, j'ai appris tout cela, et bien d'autres choses encore.

Pourtant, ces derniers jours, je me suis rendu compte que même si je connaissais un petit peu le Liban, je ne le comprenais pas. Plus encore, je ne le comprendrai peut-être jamais. Car ce qui est à mes yeux d'occidentale un petit problème qui pourrait être réglé facilement si chacun acceptait de parler et surtout de s'écouter a pris dans ma belle-famille des proportions de drame familial à dimension internationale. Un mariage annulé, ou peut-être même simplement retardé, pour moi cela n'a rien de dramatique aux yeux de tout ce que le destin aurait pu infliger de dramatique à des enfants qu'on aime. Mais à force d'aimer, des parents se sont mis à détruire. A briser un petit peu de ceux qu'ils aiment le plus et à se briser eux-mêmes ainsi que tous leurs proches.

Je ne comprends pas. Je ne comprends pas la force d'auto-destruction de ce peuple, ce pouvoir immense qu'il retourne contre lui-même pour se faire souffrir. Les drames des familles libanaises ressemblent comme un microcosme aux guerres qui ont déchiré le pays pendant des siècles entiers. Ce n'est pas que je ne comprends pas car ce n'est pas ma culture, c'est que je ne comprends pas car c'est incompréhensible. Dans ce pays, les gens vivent au-delà de la rationalité. Les mères se lamentent, pleurent, maudissent le ciel. Les pères et les oncles crient au déshonneur. Le raisonnement est impossible, la discussion aussi. Tout est vécu dans l'aveuglément et l'excès des sentiments.

Je ne comprends pas, mais j'essaie de ne pas juger. Je n'ai pas le droit de condamner une culture en imposant dans mon jugement les règles d'une autre culture et d'autres valeurs. Je le sais, mais j'ai tant de mal lorsque je vois des gens que j'aime souffrir autour de moi, assommés par ce choc des cultures dont ils sont, malgré eux, les victimes. Ce qui me rend le plus triste c'est de voir souffrir O. et ses frère et soeur : leurs parents sont nés là-bas, mais eux sont nés ici. Entre ces deux lieux de naissance, il n'y a pas simplement des kilomètres qui les séparent, mais une identité. Pas celle qui est marquée sur les papiers officiels, mais celle des valeurs qui les ont construits et qui les structurent. Je crois qu'eux-mêmes ils ne comprennent pas leurs parents et que c'est peut-être là le plus difficile à accepter. Comprendre, c'est prendre avec soi jusqu'à ne faire qu'un avec ce qu'on accueille. Comprendre, c'est intérioriser l'étranger, c'est le faire devenir sien, c'est se confondre avec lui. On peut connaître sans comprendre. Et si on ne comprends pas, on restera toujours un petit peu étranger pour l'autre. Des parents étrangers pour leurs enfants, des enfants étrangers pour leurs parents.

C'est une richesse infinie d'avoir deux cultures. Mais lorsque ces deux cultures sont incompatibles, comment réussir à devenir soi-même ?

 

 
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