Pendant très longtemps, jusqu'à l'adolescence bien entamée, je me suis jouée des films d'horreur. J'imaginais des scénarii catastrophes. Lorsque nous étions réunis à table, mes parents, mon frère et moi, je voyais un tueur entrer dans la cuisine, pendant le dîner familial, et nous menacer tous de sa mitraillette. Lorsque je prenais une douche et que je me savais seule dans l'appartement, je mettais au point des plans pour me défendre au cas où surgirait un criminel dans la salle de bain : je voulais me rassurer en pensant qu'il suffirait de diriger le jet d'eau brûlante (ou glacée, c'est selon) sur lui pour l'immobiliser et avoir le temps de s'enfuir. Mes peurs cinématographiques m'accompagnaient jusque dans notre maison de campagne : à chaque fois que j'entrais dans les toilettes, j'allais pousser le rideau qui dissimulait l'escalier, afin de vérifier qu'aucun malfrat ne s'y cachait, prêt à me surprendre dans une position fort inconfortable.
En réalité, je n'avais pas vraiment peur de ces monstres hideux, de ces criminels furieux. Je savais bien qu'il était à peu près improbable que de telles scènes d'épouvante viennent se passer jusque dans notre maison. Mais je me disais "et si ça arrivait... ?" Ce n'était pourtant pas non plus un jeu. Je ne prenais pas un plaisir plus ou moins malsain à imaginer ces scènes. Je ne me voyais pas en courageuse sauveteuse, venant terrasser les ennemis. Non, j'évoquais plutôt avec un réalisme très sérieux les aspects pratiques d'une telle situation au cas où elle se présenterait. Pour l'enfant que j'étais, c'était une façon de se prémunir au cas où. L'objet de mes peurs était totalement imaginaire et en même temps incroyablement réel. Je n'imaginais pas des monstres poilus, des fantômes livides ou des araignées géantes, mais faisais vivre dans le scénario de mes cauchemars éveillés des personnages qui auraient pu ressembler à ceux qui faisaient la une des journaux à faits divers. Est-ce les images de la télévision, vues trop jeune et sans en être avertie, qui me procuraient ainsi ces appréhensions incontrôlées ?
Cela fait des années que je n'ai pas regardé derrière le rideau des toilettes, ni non plus réfléchi aux gestes à faire en cas d'agression inopinée en plein repas. Bien entendu, aujourd'hui, ces peurs me semblent ridicules. J'ai même presque honte à les écrire ici, alors que je n'en avais jamais parlé à personne. Et pourtant, ces peurs d'enfant me paraissent si simples, en regard des peurs d'adulte. Je pouvais alors concentrer mes angoisses sur une situation, un personnage, un conflit. Mes peurs d'enfant étaient matérialisables au point que je pouvais réfléchir au moyen de m'en protéger. Pour éviter les assauts du tueur fou dans la cuisine, j'avais ainsi repéré qu'il ne fallait pas faire dos à la porte, afin de pouvoir réagir rapidement en cas d'attaque : je me félicitais que ma place à la table familiale soit perpendiculaire à la porte, égoïstement, sans craindre pour mon frère et ma mère qui avaient la porte de la cuisine dans leur dos.
Les peurs d'adulte sont différentes, car elles sont trop informes, trop imprécises et ne savent pas se concentrer sur un objet ou un être. Aujourd'hui, il m'arrive souvent d'avoir peur. Mais je ne sais pas de quoi. Mes peurs n'ont ni visage ni corps. Impossible de leur donner une image. Impossible de leur confier une forme. Elles n'existent que dans mon esprit, comme les peurs enfantines, mais elles s'y cachent trop profondément pour que je parvienne à les extirper et à les regarder en face à face. Lorsque j'étais petite, je savais qu'il suffisait de tirer le rideau des WC pour me retrouver nez-à-nez avec le méchant brigand. Aujourd'hui, je ne sais pas ce que je dois faire si je veux voir directement, sans fléchir, l'objet de mes peurs. Et c'est bien ce qui m'effraie le plus.