Parfois, je me regarde dans le miroir, et c'est con, mais j'aimerais y voir n'importe qui, sauf moi. Ce n'est pas ma figure qui ne me revient pas, mais c'est moi tout entier. Je veux dire pas simplement mon physique, mais aussi tout le reste − tout ce qui ne devrait pas se voir dans un miroir, ce qui se passe dans ma tête, ma personnalité, mon moral, mes sentiments, tout ça quoi. Je me regarde dans le miroir et j'aimerais juste ne pas m'y voir. Non pas briser mon image, mais voir à travers. Voir autre chose, voir quelqu'un d'autre, mais surtout ne pas me voir. Ou en tout cas, ne pas me voir tout le temps.
Parfois, alors que je marche, parle, ou mange, soudain, je m'arrête et, l'espace de quelques secondes, je me dis comme ça : Merde, c'est moi qui fais tout cela. C'est impossible, je sais. Impossible de se quitter. Impossible d'aller voir ailleurs si on y est. Impossible de faire semblant de ne pas se voir. Je suis là dans ma vie, et rien à faire, quoi qu'il arrive, je sais que je ne peux pas en changer. On ne peut pas changer de vie comme on change de chemise. On ne peut pas. C'est bien dommage. Parce que j'aimerais bien, parfois, l'espace de quelques instants, enlever ma vie, la jeter dans la machine à laver, et la regarder tourner en rond, dans le tambour du lave-linge. Ensuite, je la ressortirais toute mouillée de la machine. Elle sentirait bon. Un parfum très marketing, du style Brise des bois de printemps, ou Lavande et roses du Sud. Je l'étalerais sur un fil, au-dessus de la baignoire de la salle de bain, et je la regarderais sécher. Au début, au sortir de la machine à laver, ma vie serait toute rabougrie − toute fripée, toute froissée. Puis, petit à petit, elle reprendrait ses formes, redeviendrait elle-même. Tant pis si au final elle resterait encore un peu froissée. Au moins ma vie, elle serait redevenue elle-même. Et en plus, elle sentirait bon.
Parfois, j'ai envie d'écrire des pages tristes. Raconter ce qui ne va pas. Mais quoi ? Quoi, qu'est-ce qui ne va pas ? A quoi bon l'écrire, tout cela est si futile, si imperceptible. Elle va bien, ma vie, merci. J'ai tout ce qu'il me faut. De quel droit j'irais me plaindre ? Pourquoi donc vouloir remuer les broutilles ? Non, très objectivement, ma vie, ça va très bien. Oui, je sais, il y a bien des trucs − de l'ennui, du dégoût de soi, de l'insatisfaction, de l'indifférence. Mais c'est quoi tout ça ? Ce ne se sont que des mots, de grands mots qui font peur, mais qui ne méritent pas d'être dictés avec complaisance. Je n'ai pas envie de laver mon linge sale devant tous. Pas envie de parler des taches de tristesse, des éclaboussures d'ennui. C'est mesquin de parler de ces petites choses.
Parfois, lorsque je me couche le soir, je repense à ces premières pages du Traité du désespoir de Kierkegaard. Il y a le désespéré qui ne veut plus être soi-même et puis il y a le désespéré qui veut être un peu plus lui-même. En fait, ce sont deux figures du même désespoir, deux formes de la "maladie mortelle". Il y a plus de dix ans, quand j'avais vingt ans, ce texte du philosophe danois m'avait profondément marquée. En le découvrant, j'avais eu la sensation étrange de lire un texte que j'aurais pu moi-même écrire si j'avais été capable de trouver des mots aussi justes sur des sentiments pourtant si familiers. A vingt ans, je n'étais pas désespérée. Cela allait à peu près bien dans ma vie. Je veux dire : ça allait comme aujourd'hui. Seulement, j'avais déjà la conscience exacerbée de mon devenir, la sensation troublante − presque douloureuse − de mon inachèvement. A vingt ans, je voulais étudier la philosophie simplement pour ça : parce que je ressentais avec violence l'imperfection de l'existence, et que je voulais comprendre enfin pourquoi. Pourquoi j'étais comme ça : pas complètement finie. Je lisais Søren Kierkegaard et Blaise Pascal et je dissertais sur la disproportion de l'homme et sur le sentiment de l'infinie grandeur de la nature par rapport à l'infinie petitesse de la conscience. Je me gargarisais de grandes phrases. J'écrivais sur la finitude de l'homme dans une conscience infinie. Je parlais de tout cela dans mes dissertations de philo pour lesquelles j'obtenais de si bonnes notes. Mais en réalité, si je disais "l'Homme" ou "l'être humain", dans la généralisation de l'abstraction, je ne parlais cependant que de moi. Moi et mon inachèvement.
Dix ans plus tard, j'ai trop ressassé tout cela pour avoir encore envie de le lire et l'écrire. Et pourtant, il me semble que tout est encore terriblement d'actualité.
Il y a un an.
Il y a deux ans. Il y a trois ans. Il y a quatre ans. Il y a cinq ans. Il y a six ans. Il y a sept ans. Il y a huit ans. |